Épisode 10B
Fondu au noir.
1 mois plus tard.
Gros plan sur Sarah, combi de travail bleue, foulard rouge noué sur la tête et gilet jaune couvert de slogans contre la gestion du gouvernement.
Élargissement du plan :
Nouvelle participation à une flashmob, avec son fils. Le groupe est composé de femmes et d’hommes blancs, noirs, métis. À la fin de la danse, avec ses camarades, elle distribue des cierges étincelants aux spectateurs. Et la danse recommence avec les cierges se balançant dans les airs autour des danseurs, au son de "En groupe en ligue en procession" (Jean Ferrat).
Mode clip, toujours sur la même chanson.
Après un check des deux mains avec son fils, Sarah arpente la manif, passant de groupe en groupe, accompagnée de Mika. Au fur et à mesure, elle récupère des drapeaux de manifestants. Elle avance à grands pas.
"Eh, m’man ! C’est pas en marchant très vite que tu rejoindras ton homme plus tôt ! Me fais pas courir !
-Je sais ! Mais si je ralentis, j’ai le temps d’y penser un peu trop. Et ça fait un peu mal.
-Bah tu le revois demain matin, c’est bon quoi !
-D’abord, c’est demain soir ! Et en plus, c’est pour toi que je suis restée: pour que tu n’aies pas répété les chorés pour rien !
-Eh ! J’y suis pour rien, moi, si la manif a été reportée pour cause de grêle !
-Je sais. Mais ça fait trop longtemps qu’on ne s’est pas vus.
-Ma mère est raide dingue du coréen!
-Oh ça va hein ! Tu verras quand ton tour viendra...
Regarde ce type-là. J’ai horreur qu’on se cache le visage. C’est interdit en France!
-Maman, non ! Pitié ! Pas d’histoires ! Tes parents nous attendent !"
Trop tard ! Elle s’approche d’un anarchiste masqué et lui demande d’enlever son masque pour ne pas être confondu avec un BalckBlocker.
Il n'est visiblement pas d'accord.
"Je ne veux pas être fiché par les flics ! Ils ont des caméras partout.
-Pourquoi ? Tu as fait quelque chose de mal ?
-Tu sors d’où toi ? Nous, les anars, on est les premiers à qui ils s’en prennent.
-T’as pourtant pas la peau noire... Ben alors, si tu as peur, cache ton drapeau et enlève ton masque... Ou quitte la manif. Faut avoir le courage de ses opinions!
-Pour qui tu te prends dis-donc ? Vas manifester avec les bourges! Moi je revendique comme je veux ! Et je ne veux pas être reconnu ! Point !
-Tu as vu mon visage ? Je suis noire et scarifiée ! Reconnaissable à mille lieux. Les abus policiers, j’en ai connu plus que toi !
-On est en république, je fais ce que je veux !
-T’as pas de couilles quoi !
-Toi non plus !
-Non, j’ai mieux ! Un clito !
-Arrête, j’ai peur !
-La peur ? Je vais te montrer comment on fait quand on est un humain! "
Elle saisit le drapeau noir qu’il brandissait et s’éclipse avec son fils.
On la revoit avec son groupe du début près d’une fontaine monumentale.
Fontaine fictive...La toute première œuvre artistique fabriquée en béton à l’imprimante 3D. Un bassin rond, un peu moins de 10m de diamètre. Au centre du bassin, semblant marcher sur l’eau: une ronde de femmes grandeur nature, debout face aux promeneurs. On y retrouve les plus grands noms. Olympe de Gouge, Georges Sand, Marie Curie, Aliénor d’Aquitaine, Marie de France, Henriette d’Angeville, Élisabeth Vigé-Lebrun, Élise Deroche, Camille Claudel, Solitude de Guadeloupe et Marie Marvingt. Elles lèvent les bras pour soutenir un globe terrestre, de 3m de diamètre, dont les continents sont en relief. Une petite plate-forme verte symbolisant une aurore boréale trône au sommet et un voile d’eau en ruissèle. À leurs pieds, une fresque en relief symbolisant l’objet ou les objets de leur célébrité. Il faut se pencher au-dessus du rebord pour lire au fond de la fontaine la légende de leur vie. (j’aimerais tant qu’une telle œuvre existe !)
Le groupe se glisse dans l’eau jusqu’à mi-cuisses, installent les drapeaux collectés devant la ronde des femmes. Pendant ce temps, Mika et Sarah se hissent sur la petite plate-forme. Puis les deux grimpeurs entament le spectacle: arbre droit en vis-à-vis, face à face, puis retournement sur une main pour se mettre dos à dos. Toujours sur les mains, ils descendent le bassin, les jambes droites, écartées, pour les garder horizontales, reviennent à l’appui tendu sur deux mains, sur une, en balançant leur corps de de droite à gauche.
À partir de là, élargissement du plan. L’image était en fait sur le tel de Seung-Chul, assis à la terrasse d’un café, sous des parasols carrés. Un petit verre en face de lui.
L’acteur regarde en souriant les acrobaties de Sarah, le patron du café regarde par-dessus son épaule.
"Quelle manif dites donc ! Il y a même des acrobates.
-C’est ma femme là-haut. (en français, accent coréen très prononcé) répond Seug-Chul en relevant un peu la tête.
-Elle est douée dites-donc.
-Elle est belle, douée... et loin !
-Elle a des convictions, et elle agit. Vous pouvez être fier.
-Oh je suis fier ! Mais ça fait si longtemps qu’on ne s’est pas vus.
-Encore un p’tit coup de Chouchen ? C’est moi qui offre pour vous consoler.
-Non merci, c’est gentil. Je vais y aller. Je vous achète une bouteille de whisky pour la soirée avec les camarades, et j’y vais.
-Bon séjour en France."
Retour à Sarah.
Enfin, pieds campés sur la plate-forme, Mika aide sa mère à se mettre debout sur ses épaules, prendre appui sur ses bras tendus et réaliser un arbre droit, puis elle bascule le bassin pour se retrouver "assise" jambes à l’horizontale. Elle reprend sa posture debout sur les épaules de Mika, le temps de prendre son élan et partir en salto. Elle atterrit dans l’eau du bassin, devant Marie Marvingt. Mika part en salto arrière pour se poser en face de Solitude. Ils sont arrêtés à peine sortis du bassin et conduits vers un fourgon de police. Sur le parcours, des blackblockers s’en prennent aux policiers. Lacrymogènes et pierres bombardent le groupe. Sarah et Mika se retrouvent l’une avec un œil au beurre noir, l’autre une lèvre fendue. Ils termineront la nuit en garde à vue avec d’autres. Au poste, elle retrouve l’anarchiste. C’est lui qui la reconnait.
"Ah, tu vois ! Ils t’ont tabassée!
-Même pas ! Ça c’est l’œuvre de ces pourritures de blackblockers, trop lâches pour assumer leurs actes terroristes. Elle se met à rire. Et toi, qu’est-ce que tu fais là? Je croyais que tu faisais tout pour ne pas être fiché.
-C’est ta faute! Je t’ai suivie pour récupérer mon drapeau. Et puis je vous ai regardés faire vos acrobaties... Et ils m’ont embarqué avec vous ! "
Rire de Sarah et Mika.
Fondu au noir
Retour sur Seung Chul.
Il fait nuit. Seung-Chul est adossé à un tronc d’arbre, au pied d’une haie. Il regarde encore la vidéo qu’Agatha lui a envoyée. Il porte la bouteille de whisky à ses lèvres. Il en est déjà à la moitié. Sa tête oscille d’avant en arrière. Un hoquet. Une alarme de batterie faible se fait entendre.
"M’en fiche ! De toutes manières, elle n’appelle pas. Je n’existe pas quand elle est en France ! (il boit une gorgée.)
Une semaine qu’on s’est pas vus ! Une semaine ! Et toi, tu préfères t’amuser dans la rue, à faire des acrobaties au lieu de venir me voir !
(Nouvelle gorgée.)
Je t’attendais à l’aéroport moi ! J’ai dû passer une nuit seul ! Dans la même chambre que ton beau Ji-Sang !
IL RONFLE ! Ton beau brun ténébreux !
(Nouvelle gorgée.)
J’espérais qu’au moins on aurait fait le voyage en train ensemble jusqu’à St Nazaire ! Je me faisais une joie de revivre nos premiers moments. À se chercher dans le train, comme à notre rencontre... Ah non c’est vrai. C’est moi qui te cherchais. Toi, tu te fichais déjà pas mal de moi.
(Encore une gorgée.)
Et tu n’étais pas non plus à l’hôtel ce soir. Pendant que je souffre, toi tu t’amuses!
(Encore une gorgée... Non : deux)
J’en ai assez ! Je rentre en Corée ! Cut ! "
Il se lève avec difficulté, et sort du champ au bord duquel il était.
Image de drone qui s’élargit en travelling puis en spirale. Seung-Chul était contre une haie de chênes dans un champ près de la route.
Il sort du chemin, rejoint la route en titubant. Avisant un gros fourgon garé en face le long de la route, il traverse et s’installe au volant. Il démarre et s’engage sur la route.
"J’en ai marre des soirées au clair de lune, des vols, des grottes et des falaises! J’en ai marre de te suivre comme un petit chien !
J’ai une belle vie à Séoul ! J’y retourne !
C’est par où la mer ?
Ah oui, c’est par là ! "
Il accélère sur la route, en direction de la baie des trépassés, reprend la bouteille poséee sur le siège passager et boit de longues gorgées.
Derrière lui, deux hommes courent en vociférant de s’arrêter.
"Allons bon ! Qu’est-ce qu’ils me veulent ceux-là ? Il ouvre la fenêtre et hurle en coréen : Vous ne piquerez pas mon bateau ! Je rentre en Corée ! Dégagez !
Et une gorgée, une ! Soudain, la bouteille encore à la bouche, il écarquille ses yeux vitreux, coince la bouteille entre ses genoux et caresse le volant de ses deux mains.
Tiens ? Je sais piloter les bateaux moi ? Sourire aviné étonné.
Génial !
Les deux poursuivants s’arrêtent, essoufflés.
"C’est pas possible ça ! Tu avais laissé les clés sur le camion ?
-Ben à cette heure-ci, et dans ce coin perdu, je pensais qu’on pourrait aller pisser tranquilles moi !
-Bord... Qu’est-ce qu’on va dire au patron maintenant ?
-On peut plus rien faire. Jette ton téléphone pour pas qu'on se fasse repérer et faisons-nous oublier. On aura peut-être une chance de rester intacts. Il nous oubliera peut-être?
-Pu... On a une chance sur mille oui!
-Ben c'est pas avec cet état d'esprit qu'on va s'en sortir en tout cas!
-Ok... T’as raison. On va faire un tour chez les british. T’es toujours en contact avec ton passeur ?
-Ouaip. Mais ça va coûter cher ! Tout ce qu’on a gagné avec ce petit trafic.
-Adieu la villa ! Adieu la belle vie avec ma femme et mes enfants.
-T’en as pas !
-Justement, j’aurais eu tout ça avec ce fric ! Et là, ça va juste me permettre de me faire oublier et me payer une nouvelle identité... Tout ça parce qu’on est allés pisser !"
Pendant ce temps dans le camion, Seung-Chul chante, ou plutôt vocifère l’hymne national de Corée du Sud en portant de temps en temps la bouteille à ses lèvres. Arrivé au parking de l’hôtel où toute l’équipe réside pour la nuit, il accélère et s’engage sur la plage, droit vers le large.
"Papa, maman ! J’arrive ! Là-bas, je tourne à gauche, puis détroit de Gibraltar! Et puis canal de Suez ! Et enfin chez moi! Préparez le petit déjeuner! J'en ai mare des tartines beurrées. Vive le riz!
(Encore une gorgée.)
Je suis là dans quatre heures maximum ! "
La marée est basse. Au bout de la plage, il parcourt encore bien cinq cent mètres dans l’eau avant de noyer le moteur, qui tousse et s’arrête. Seung-Chul essaie plusieurs fois de le redémarrer.
"Ah ouiiiii ! Je vois ! Tu as soif toi aussi !
Il ouvre la portière et descend dans l’eau qui lui arrive à mi-cuisses, tombe, se relève en buvant la tasse, maladroitement. Il ouvre le clapet du réservoir et vide lentement et maladroitement ce qui reste de la bouteille dedans.
Tu sais ce qu’elle m’a dit ma femme la première fois qu’on s’est vus ?
Front contre le camion, il tapote gentiment son flanc.
Elle m’a dit : "Si je bois cul-sec, j’ai droit à un baiser à la coréenne. " Ben tiens, pareil pour toi !
Il porte à nouveau la bouteille à ses lèvres.
Eeeeh ! Tu aurais pu m’en laisser un peu ! T’es comme Sarah hein ! Tu ne partages pas ta boisson !
Il jette la bouteille sur le siège avant.
Pas de déchet dans la mer ! Shooolté ! Neeeeever ! Jaaaamais ! Paaaas bien !
Il s’appuie de nouveau sur le camion.
Bon, chose promise...
Il se colle au trafic les bras en croix pour l’embrasser, se retire précipitamment.
Pouah ! dégueulasse! (en français) Tu aurais pu te laver les dents !
Un sursaut du camion. Un bruit sourd venant de l’intérieur.
Et tu râles en plus! ben t’es gonflé dis donc ! (en français)
Re-coup sonore, suivi d’un cri aigu. Le camion bouge de plus en plus.
Ben quoi encore? Attends ! Bouge pas ! Je t’entends mal !
Seung-Chul se dirige vers l’arrière du camion et tente d’ouvrir les portes. Il a maintenant de l’eau jusqu’à la taille. Sous la poussée de l’eau, les portes ne s’ouvrent pas. Les cris redoublent à l’intérieur.
Eh ! Qu’est-ce que tu dis ? Me presse pas comme ça ! J’arrive ! "
Il contourne le fourgon pour ouvrir la porte latérale. Il chute plusieurs fois, buvant la tasse, et a du mal à se redresser. Enfin, la porte s’ouvre, laissant s’engouffrer des trombes d’eau à l’intérieur.
Cut !
Fondu au noir.
Rentrée chez elle à Mévouillons, en milieu de matinée, Sarah met son téléphone en charge et le rallume.
"Patiiin! Ils auraient pu me le laisser mon portable ! Ou bien me le garder en charge! Satanés flics! Il a du s’inquiéter, vu qu’on était tous en garde à vue. Personne pour le prévenir ! "
Elle découvre une vingtaine d’appels en absence, des messages à écouter sur le répondeur et plusieurs textos.
Textos : Céline Vigne, ce matin 8h : "Sarah ! Rappelle vite ! C’est urgent.
Kev Luz, 8h10 : Mais qu’est-ce que tu fiches Sarah ! Y’a urgence, là !
Léon Bosson, 9h00 : Sarah ! Rappelle vite le centre !