Chapitre 10
Replay :
Allongés l’un près de l’autre, plus tard, nous observions le plafond beige sans penser à rien, main dans la main. La chirurgienne avait donné un léger sédatif à Sarah, de sorte qu’elle ne souffrait que lorsqu’elle tentait de changer de position. Nous étions profondément silencieux. Quand elle a brisé ce silence cotonneux, c’est pour se mettre à réciter les paroles d’une chanson :
"Combien de peurs avant de supplier ?
De désillusion avant de quitter? "
Premières notes d’"un goût sur tes lèvres" (Goldman)
Je me suis tourné vers elle, lentement, caressant son visage, dégageant son front des mèches de cheveux.
Fondu au noir.
Dans la salle de réception, c’est la fête. Tout le monde danse sur le refrain d’un goût sur tes lèvres.
Fondu au noir. Arrêt brusque de la musique.
Retour dans la chambre. Les 2S toujours allongés regardant le plafond.
Début de la chanson : « serre-moi fort » (Goldman)
Blotti contre Sarah, repoussant ma tristesse et mon angoisse, je cherchais le sommeil. Je ne voulais que notre chaleur. Je voulais l’oubli. Juste un peu de chaleur. De SA chaleur.
Fondu enchaîné : même musique, même image, mais de jour.
Il était tard quand je me suis réveillé au matin, sorti du sommeil par les rayons du soleil qui entraient à flot dans cette chambre d’ambassade. Un petit déjeuner nous attendait sur un guéridon, près de l’entrée. J’étais encore pelotonné contre Sarah. Elle serrait ma main, doigts entrelacés, et la promenait sur ses lèvres, les yeux toujours fixés au plafond. Cette fois, c’est elle qui pleurait doucement. La peur m’a de nouveau saisi. Je n’ai pas pu retenir les mots qui me torturaient :
" Ne pars pas ! Reste avec moi. "
Pas de réponse. Sa respiration s’est ralentie, devenue plus profonde. Elle s’était rendormie. Je suis resté contre elle, à caresser son visage, ses bras, puis je me suis rendormi à mon tour. Ma dernière pensée avant de sombrer : "c’est peut-être la dernière fois qu’on dort ensemble. "
Refrain de la chanson : « serre-moi fort » (Goldman)
En fin d’après-midi, Maguy et Mika sont venus me chercher pour raccompagner nos collègues français à l’aéroport. Sarah a rejeté la couverture qui la couvrait pour se lever.
"Je vous accompagne! Je suis l’organisatrice de l’évènement tout de même!
Mais elle a ralenti son geste avec une grimace au moment de se lever.
- M’man ! T’es pas en état! Reste ici !
-Oui, repose-toi Unni (grande-sœur en coréen). Je présenterai tes excuses.
-Alors là ! C’est mal me connaître ! Je viens ! Avec ou sans vous. S’il faut, j’appellerai un taxi !
Dans un soupir, j’ai remarqué :
-Vous savez qu’elle le fera ! Alors, aidons-la plutôt à se préparer dans les meilleures conditions. "
Alors Mika et moi l’avons aidé à se lever, Maguy et Ra-Im à se laver et s’habiller. Nous avons rejoint les français devant l’hôtel et tout le monde a embarqué dans un car, direction Inchéon. En sortant du véhicule, nous avons été accueillis par Min-Ji. Sarah s’est figée à la sortie du car. D’une voix grondante elle a demandé en serrant les dents, contenant toute la colère accumulée ces derniers jours:
"Qu’est-ce qu’il fout là ?
Min-Ji s’est approché de Sarah qui, elle, a reculé d’un pas. Il s’est agenouillé, tête baissée. Ses mains, posées sur ses genoux, tremblaient.
-Tout le mal que je t’ai fait, je l’ai fait au nom de mon amour pour Seung-Chul. Je te demande pardon. Je n’étais plus moi-même. Je paierai pour ça. Mais s’il te plait, laisse-moi rester près de Seung-Chul, en tant que manager. Je suis bon à ça. Personne ne peut gérer sa carrière mieux que moi. Je le connais par cœur.
-Tu crois que je vais pardonner ça ? Rugit ma reine noire en désignant son pansement, blanc cette fois.
-Tu sais bien que ce n’est pas moi ! J’étais en train de nettoyer la boue que Seung-Chul m’avait renversé sur la tête. Sous la surveillance de tes amazones ! Répond-t-il d’une voix tremblante pleine de larmes. Je n’aurais jamais fait quelque chose d’aussi cruel !
Tout est figé l’espace d’un instant : Sarah et moi au pied du car, Min-Ji à genoux, encadré par les amazones qui ne le quittent pas des yeux, les autres autour de nous, dans l’expectative. Finalement, Sarah s’avance, prend la main de Min-ji et l’aide à se relever. Comme il baisse toujours la tête, il ne voit pas le coup venir. Sarah vient de lui asséner un coup de poing direct avec toute la force qu’on lui connait. Moi, au lieu de me précipiter vers Min-Ji, je me tourne vers Sarah qui vient de se plier imperceptiblement en portant une main à son ventre. Elle serre fugacement les lèvres. Je veux m’approcher pour l’aider, mais elle me repousse discrètement. Elle reprend la parole après une grande inspiration.
-Je connais le pouvoir de l’amour. Tes tentatives mesquines et méchantes pour m’éloigner de Seung-Chul resteront gravées dans ma mémoire. Mais pour l’amour de Seung-Chul, j’accepte que tu restes son manager après avoir payé ta dette ... Uniquement ici, en Corée. Ne mets pas les pieds en France. Et ne t’approche plus jamais de moi. Ne parais pas en ma présence. "
Min-Ji s’incline profondément devant Sarah, reconnaissant. Les yeux baignés de larmes, le nez en sang, il se redresse, fait demi-tour et s’éloigne dans le silence alentour. Maguy reprend les choses en main et dirige notre groupe vers une entrée éloignée du terminal où on devait embarquer. À cet endroit, dans le hall, il n’y avait pas grand monde. Quand tout le groupe s’est trouvé à l’intérieur, le son des haut-parleurs qui diffusaient une musique d’ambiance a augmenté considérablement, intriguant les passants.
Les premières notes de la chanson de Mike Brant, « l’oiseau noir et l’oiseau blanc » se sont fait entendre. Tous les Ekpè2 présents ont posé leurs bagages le long de la baie vitrée et se sont installés en carré face à une vingtaine de personnes, disposés de la même manière. Nos collègues nous ont poussés en avant, et la chorégraphie a commencé sur les paroles du chanteur. Notre chorégraphie, celle du court-métrage, celle de Namsan.
Alors, entrainés par l’allégresse du moment, Sarah et moi avons dansé aussi. C’était bon de danser avec eux. C’était émouvant. C’était réconfortant de savoir que tous ne partageaient pas l’animosité et le racisme contre Sarah. Beaucoup de spectateurs filmaient. C’était beau à voir. Un cluster de paix et d’humanité dans ce monde violent. La danse, le spectacle... J’étais dans mon élément.
les flashmobers portaient sur une joue l’œuf noir arborant le message de Sarah : "J’aime, je vis" en français. La danse s’est achevée sur les applaudissements du public qui avait afflué, ainsi que des danseurs. Sarah et moi étions essoufflés, mais elle avait retrouvé son demi-sourire. La joie pétillait de nouveau dans ses yeux. Les flashmobers les plus éloignés ont disparu un instant dans un angle pour réapparaître avec Min-Ji, récalcitrant, et s’avancer vers Sarah. Voyant une catastrophe imminente, Ji Chang Jun (l'acteur qui partageait ma chambre au centre de cascade MSMC) s’est penché vers nous pour glisser :
"C’est Min-Ji qui a organisé la flashmob. Ce n’était pas pour se faire pardonner, mais pour te rendre hommage. Les gens ne savent pas qu’il est à l’origine des agressions."
-Ok. A-t-elle répondu simplement. Lentement, elle s’est approchée de Min-Ji qui se débattait pour faire demi-tour. Quand elle a été assez près, il s’est résigné, courbant la tête. Le silence s’est invité, tout le monde retenait son souffle. Sarah a levé sa main pour saisir le poignet de Min-Ji... et taper dans sa main en un check retentissant. Mon manager a levé la tête, surpris.
-C’est bon. T’es pas malin, mais t’es humain. Accepte la sanction qui sera décidée par le juge, et on sera quittes.
Et elle a tourné le dos pour repartir. Il a fallu que je me déhanche pour la rattraper.
"Tu ne trouves pas que tout ça est surréaliste ? Me demande-t-elle d’un ton neutre. On pourrait croire que tout ça, c’était pour faire la promo de l’échange Ekpè2... Ou bien de votre film, à Sé-Wi et toi... Ou bien un coup médiatique pour te monter au niveau de star coréenne.
-Tu veux dire que j’aurais organisé tout ça ? Tu peux imaginer que je me suis servi de toi à ce point ?"
Je l’arrête et la force à se tourner vers moi pour regarder ses yeux. Son regard commence à montrer une légère hésitation. Incroyable ! Je ne sais plus comment réagir. Pris de court. Je n’aurais jamais imaginé qu’elle puisse me soupçonner ainsi. Durant ce laps de temps, les Ekpè2 français ont récupéré leurs sacs et nous ont rejoints. Elle secoue lentement la tête en baissant les yeux.
" Non, je ne te soupçonne de rien... C’est la fatigue... "
Tout à coup, elle se colle contre moi et abandonne sa tête sur mon épaule. Un gémissement à peine perceptible dans les bruits de l’aéroport. Ses mains se crispent sur mes épaules. Je sens une chaleur moite se répandre sur ma chemise. Ses jambes flageolent Je regarde Mika, affolé. Comment a-t-il pu comprendre si vite la situation ? Il enlève sa veste pour couvrir les épaules de sa mère qui s’écarte de moi, assez pour que je l’aide à enfiler les manches et remonter la fermeture éclair. Sarah glisse sa main gauche dans la poche pour comprimer la blessure qui s’est rouverte et contenir le sang qui s’écoule très doucement. Ses jambes tiennent. Elle a les sourcils froncés et un rictus de douleur déforme ses lèvres.
Une inspiration profonde, les yeux fermés, puis elle se tourne vers les flashmobers sourire aux lèvres, chaleureuse, vivante. C’est une joyeuse bousculade car les flashmobers veulent les autographes des acteurs présents. Mais aussi de Sarah, qui signe de la main droite tandis que la gauche comprime la blessure. Mais elle sourit, elle plaisante...
"Tu m’expliqueras, un jour, d’où tu tires cette force ?
-Mais de l’amour que je reçois. De toi, de mon fils, des amazones, et de tes fans.
Je ne peux m’empêcher de la serrer contre moi et de soupirer dans son cou :
-Tu es merveilleuse, ma femme !
-Concentre-toi sur tes fans, mon homme !
Et bien-sûr, pour finir, séance de selfies avec les vedettes, souvenirs de cet évènement improbable.
L’heure de l’embarquement arrive, une foule importante accompagne les français à leur terminal. Retour au parking après les adieux. Ma reine de Saba reste à ma gauche, soutenue discrètement par Ra-Im. Nous avançons, elle et moi main dans la main, doigts fermement entrelacés. Devant l’aéroport, je remercie les flashmobers pour leur soutien. Sarah promet de veiller sur moi et de poster régulièrement mes progrès dans la rééducation de ma jambe. Plus tard, enfin, Maguy et Mika nous raccompagnent chez moi. Les amazones sont toujours avec nous. Nos deux familles sont réunies dans le salon, visages inquiets. Ma famille est là au grand complet : même ma sœur et ma nièce. Même Sé-Wi ! Ce qui m’agace d’ailleurs ! Je croyais avoir mis les choses au point ! La chirurgienne est là elle aussi, cette fois accompagnée d’un infirmier. Ils prennent immédiatement Sarah en charge et s’enferment dans ma chambre.
Le temps que Maguy, Mika et moi racontions ce qui s’est passé, la chirurgienne ressort, suivie de l’infirmier qui referme délicatement la porte derrière lui. Rien de grave, affirme-t-elle : les points ont lâché pendant la danse. Son regard se porte sur moi.
"Soyez raisonnable pour elle ! Empêchez-la de bouger, même de marcher : elle guérira plus vite. Ajoute-t-elle en souriant.
-Ça ne va pas être facile ! Personne ne peut l’empêcher de faire ce qu’elle veut !
-C’est ce que j’ai cru comprendre. Bon courage. "
Il est déjà tard quand l’infirmier et elle prennent congé. Deux livreurs amènent du poulet frit et des bières, commandés par Min-Ji pour nous redonner du courage selon son texto.
Rassurés sur l’état de Sarah, nous dînons en regardant la flashmob de l’aéroport, diffusée sur les réseaux, et même aux infos. Il ne faut pas longtemps à ma compagne pour nous rejoindre en clamant qu’elle a faim.
Fondu au noir.