Chapitre 13A
Nous avons transporté et installé Sacha dans le lit de la chambre d’amis.
"C’était notre chambre avant." a expliqué Sarah.
Cette chambre n’était pas chauffée depuis trois ans, et comme dans toutes les vieilles maisons en pierre, la pièce était glaciale et humide.
Nous avons veillé le Tsar toute la nuit. La lumière discrète de la lampe de chevet donnait à la chambre une atmosphère pesante et triste. Assis près de ma reine, je repensais au retour du bal en caressant sa main. Dans cette lumière fantomatique, c’est à peine si je distinguais ses traits. Elle était voutée, abattue comme je ne l’avais jamais vue. Elle serrait la main de Sacha et je n’avais pas le cœur de le lui reprocher.
Fondu au noir. Retour à la chute de Sacha.
Sarah a tiré son épaule pour l’allonger sur le dos. Il était inerte, les yeux et la bouche ouverts. Son front était couvert de sang qui s’écoulait encore doucement d’une plaie longue et profonde. Sarah s’est affalée à son côté, un froid glacial s’est emparé de moi. J’étais paralysé.
"C’est une plaisanterie ! Ou plutôt un cauchemar. Il ressuscite après trois ans, pour mourir ici, devant moi ?"
Elle s’agenouille près de lui, prend sa tête sur ses genoux et caresse son front baigné de sang. Debout derrière elle, je vois ses épaules secouées de spasmes. Je me rapproche doucement, m’accroupis près d’elle et enlace ses épaules. J’approche mes lèvres de son oreille pour lui murmurer mon affection quand je remarque que les secousses de ses épaules ne sont pas dues aux larmes. Elle rit en silence. Puis elle se met à glousser de plus en plus fort, et finit par rire à gorge déployée.
Ses nerfs ont lâché. Je suis impuissant. Elle regarde son Tsar encore et encore. Alors je baisse les yeux. Sacha nous regarde, fronce les sourcils, porte la main à sa blessure. Il est visiblement en état de choc. Mais il arrive quand même à sortir une phrase qui me fait froid dans le dos.
"Dougou...séo ?(qui êtes-vous ?) "
Le rire de Sarah repart de plus belle. Je suis consterné.
- Il a de nouveau perdu la mémoire !
- C’est ce qu’il veut nous faire croire ! Mais s’il l’avait de nouveau perdue, il ne parlerait pas coréen ! Ça c’est une phrase qu’il a apprise dans les dramas qu’on regardait ensemble. Déclare Sarah en essuyant ses yeux.
- On ne peut rien te cacher! Dit faiblement le grand blond dans un sourire... qui se transforme vite en grimace.
- Vous êtes incroyables tous les deux! Ça vous fait rire!
- J’ai assez pleuré comme ça pour un homme qui n’était même pas mort!
Sacha ferme les yeux dans une grimace.
- Désolé.
Sarah a vite repris son sang-froid pour ajouter, pragmatique :
- Bon, c’est pas tout, mais il faut marcher encore un peu. Tu y arriveras Sacha ?
Il a réussi à faire dix pas avant de succomber à nouveau.
- Je vais le porter sur mon dos. Ai-je déclaré.
- Pas question ! Ta jambe ne supporterait pas. Je vais le faire. Je t’ai bien porté à Bija-Ri !
Une discussion rapide s’est engagée. Sacha s’est réveillé un instant pour déclarer.
- Pourquoi ne pas le jouer à Chifoumi tant que vous y êtes !
- Bonne idée !" a répondu Sarah.
Situation incongrue! Nous avons joué à " Pierre-feuille-ciseaux" sur un chemin rocailleux, sous la lune, à côté d’un homme au front sanguinolent, qui venait de retomber dans les pommes, en souriant ! Pourquoi m’être prêté à ce jeu? Je savais qu’il souffrait pendant ce temps. Peut-être après-tout que c’était mon but. En cet instant, le flegme de ces anciens amants m’énervait. Leur humour m’énervait. Leur complicité m’énervait. La beauté du russe m’énervait, son sourire lumineux m’énervait, son regard profond... Bref, tout en lui m’énervait... Parce que j’admirais tout en lui. En d’autres circonstances, nous aurions pu être amis.
J’ai compris à ce moment que j’aurais du mal à me débarrasser de lui.
Sarah a donc porté son Tsar sur un kilomètre.
Rien ne l’arrête!
Puis n’en pouvant plus, elle a accepté de me laisser prendre le relai. Mais ma jambe a vite lâché, prise d’un tremblement. Alors nous avons allongé Sacha au bord du chemin, et comme il était hors de question que je laisse ces deux-là tout seuls, c’est Sarah qui a couru jusqu’à la ferme pour ramener la voiture. Et puis, avec ma jambe encore fragile, j’aurais été beaucoup moins rapide. Pendant ce temps, à genoux, assis sur mes talons, j’ai installé la tête de Sacha sur mes cuisses et j’ai commencé à masser ses tempes et sa nuque. Il avait les yeux fermés et se décontractait sous mes doigts. Mais il gémissait dès que j’arrêtais. Au bout de dix bonnes minutes, il s’est mis à sourire en ronronnant pendant le massage. Je n’ai pas d’autre mot pour définir le son qui sortait de ses lèvres. Et quand j’ai arrêté, il a ouvert ses grands yeux bleus en souriant.
- "Encore ! a-t-il murmuré.
- Tu te fous de moi, séquia ! Ça fait combien de temps que tu n’as plus mal?
- J’ai toujours mal, a-t-il répondu d'une voix faible et soufflante, mais ça m’amuse de te voir si sérieux. Tu prends vraiment bien soin de moi, mon ami.
- Je ne suis pas ton ami. Je le fais pour Sarah. Elle tient à toi. Mais je te garantis que tu ne me la prendras pas.
- C’est ma femme. On est mariés.
- Maintenant c’est ma compagne. Ne me l’enlève pas.
- Anyway : Sarah n’appartient à personne, si ce n’est à elle-même. Mais je ne ferai rien pour vous séparer. Trois ans se sont écoulés, cruel destin. Alors, toi non plus, s’il te plait, ne fais rien pour nous séparer."
Fondu au noir. Retour dans la chambre.
- "Sa main est glacée. S’inquiète Sarah.
Elle soulève l’épaisse couette qui le recouvre jusqu’au menton et palpe le reste du corps.
Il est glacé. Ce n’est pas normal. Et il tremble!
Elle pose la main sur le front de Sacha.
Et la tête est brûlante! C’est complètement illogique.
- Alors on fait quoi?
- Désolée, je n’arrive plus à réfléchir. Je sens la panique qui monte. C’est juste pas logique!
- Tu as déjà vérifié: ça n’a rien à voir avec sa chute. Donc, c’est le contrecoup de la fin de son amnésie.
- Possible. Alors? Une idée?
- Bandeau froid compressif autour de la tête. Ça avait l’air de lui faire du bien. Massage de la tête à chaque fois qu’on change le bandage, et pour la chaleur, on fait comme dans les films: on se couche contre lui, chacun de son côté, et on le frictionne.
- Ça semble approprié. Merci my Star. Sarang’Hé. Au boulot. "
Voilà comment s’est passée la première nuit du retour de Sacha. Nous étions couchés pelotonnés contre lui, et chacun son tour, nous changions son bandeau froid après un massage des tempes.
La nuit m’a paru longue. Allongé contre lui, je somnolais en attendant que mon tour de soins vienne. Mes pensées étaient décousues, plutôt des rêves surréalistes. Le point commun de ces rêves était Sacha. Sacha et Sarah, Sacha en hélicoptère, Sacha et Sarah, Sacha et Sarah... Ce n’était pas agréable.
Je n’étais visiblement pas le seul à avoir le sommeil perturbé : Sacha délirait par moment, marmonnant des propos incompréhensibles, en français, en russe, et j’ai même repéré du japonais. Les mots Sarah, Shogun, y revenaient souvent.
Et puis tout à coup, dans mon demi-sommeil, j’ai senti une caresse sur ma joue. J’ai ouvert les yeux pour découvrir le regard caraïbe du blond rivé sur moi. C’était perturbant : j’avais vraiment la sensation de m’y noyer. Des larmes coulaient sur ses joues, ses lèvres tremblaient en murmurant un prénom : Sakura, comme une litanie. Il a saisi ma main qui reposait sur sa poitrine et l’a portée à ses lèvres pour l’embrasser. J’ai essayé de résister, mais je ne voulais pas réveiller Sarah. Alors, je l’ai laissé faire. Ses yeux se sont finalement fermés, son souffle s’est ralenti, et il s’est rendormi paisiblement, sans lâcher ma main.
Quand j’ai été sûr qu’il dormait de nouveau, je me suis levé, j’ai couvert ma reine qui avait visiblement fait les derniers soins et s’était rendormie assise au chevet de Sacha, la tête sur le bord du lit. Elle tenait encore sa main fermement. Le jour pointait à travers les volets. Je suis sorti discrètement de la chambre.
Dans la vieille cuisine aux murs encore noircis par la fumée du fourneau, j'ai ôté mon t-shirt et je me suis penché sur le grand évier en grès pour passer ma tête sous l’eau fraiche. J’adorais ce vieil évier usé par des années de service, dans cette cuisine sans âge occupée par une grande table de bois massif, un canapé recouvert d’une courtepointe au crochet, vert et orange, et une vieille télé trônant sur un buffet en bois assombri par les années. Cet endroit respirait la simplicité et la tranquillité des temps passés. Mais il racontait aussi le labeur des générations de paysans qui s’y étaient succédés.
J’ai laissé l’eau bienfaisante couler un long moment sur ma tête. Les tensions de la nuit ont lentement disparu, laissant place à d’autres tensions, d’autres incertitudes. À tâtons, j’ai fermé le robinet et tenté de récupérer la serviette accrochée au mur à côté de l’évier.
Elle avait disparu.
À cet instant, j’ai senti une présence derrière moi. Des mains inconnues se sont mises à frictionner vigoureusement mes cheveux avec la serviette. Je me suis redressé en laissant faire, c’était amusant de se sentir secoué, et même agréable, un retour à l'enfance... Mais quand je me suis retourné, je me suis retrouvé face à Sacha. Mon cœur a raté un battement. Le Blondin était si près que je sentais son souffle sur mon visage. Surpris, j’ai tenté de reculer mais l’évier m’en empêchait.
Sans la moindre gêne, le grand russe continuait à frictionner ma nuque, mes épaules, mon dos, à l’aide de la serviette. Cette intimité faisait monter en moi une vague de colère que je ne contrôlais pas... De quel droit se permettait-il ce rapprochement ? Et pourtant, je me suis laissé faire, jusqu’à ce qu’il estime avoir fini.
Ses mains se sont arrêtées sur mes hanches, et je sentais leur chaleur à travers le contact de la serviette humide. Ses yeux océans plantés dans les miens, il a lentement ôté ses mains et laissé tomber la serviette, les bras pendant le long du corps.
Sous son regard innocent, ma colère est retombée, laissant place à un profond désarroi.
-" Qui est Sakura ?
Son regard se perd dans le vague, il semble voir à travers moi.
Un long moment.
Il est perdu dans ses souvenirs.
Puis ses yeux caraïbes reviennent à moi.
Murmure rêveur :
-Une femme extraordinaire. Que j’ai connu il y a longtemps.
J’étais sans voix : le souvenir de cette femme venait avant celui de Sarah. Au lieu de penser aux trois ans vécus avec la Reine Noire, il se souvenait d’un amour de jeunesse.
- Sarah est au courant?
- Au courant de quoi?
- Que tu aimes encore cette ... Sakura.
- C’était dans une autre vie. Ça n’a pas d’importance...
Et puis quel intérêt maintenant qu'elle n'est plus avec moi?
Il lève une main pour dégager une mèche de mes yeux.
Geste lent.
Et il insiste, il passe et repasse ses doigts dans mes cheveux pour les peigner.
Lentement, doucement.
Un frôlement, presque une caresse.
C’est tellement bizarre que j’en oublie de m’écarter.
- Tu lui ressembles tellement. Elle était belle, gracieuse, gentille, aimante.
Murmure grave, mélancolique.
Je ne peux m’empêcher de froncer les sourcils. Qu’est-ce qui lui prend ?
Et tout d’un coup, ses yeux deviennent malicieux. Un sourire coquin s’étend sur ses lèvres.
- Tu es jaloux?
Je reprends lentement mes esprits. Il m’a perturbé au point que je ne sais plus vraiment ce que je ressens. Alors, je lui rends la pareille: je me penche vers lui. Nos visages sont si proches que je perçois le souffle léger, hésitant, sortant de ses lèvres entrouvertes. Je sens son émoi dans la tension de ses mains toujours dans mes cheveux. Mais ma blague ne m’amuse plus: mon cœur s’emballe et je n’aime pas ça. J’achève tout de même ce que j’ai commencé: mes lèvres glissent comme un souffle au-dessus de sa joue et s’arrêtent contre son oreille, je laisse passer deux battements de cœur, je veux lui donner le temps de l’incertitude et peut-être de l’envie...
Ma voix se fait grave et rauque, provoquante, pour asséner doucement :
- Je ne suis pas pédé.
C’est comme une gifle. Il se recule instantanément pour me foudroyer de ses yeux océans.
Réponse sèche.
- Moi non plus. Mais l’amour se fout du genre!
Et vlan, cette fois, le coup dans l'estomac, c'est pour moi. Je ne m’attendais pas à cette réponse. Parle-t-il de nous ou de l’amour en général?
-Par ailleurs, ne dis jamais une chose pareille devant Sarah! Là, pour le coup, tu la perdrais... Sans que j’aie rien à faire. Elle haie les homophobes."
Il recule enfin, laissant un espace raisonnable entre nous. Je suis de nouveau sidéré. J’ai du mal à saisir ce qui se passe. Que veut-il dire par l’amour se fout du genre?
Pourtant, je ne demande pas. J’ai bien trop peur de la réponse, quelle qu’elle soit.
Passant immédiatement à autre chose, son regard balaie la pièce et il se dirige vers le buffet.
-" Avant tout : un bon café!
Il se penche pour ouvrir la porte gauche et fouille à l’intérieur.
- On n’a plus de café. On a fini les dosettes hier.
Il se relève en tenant une boîte métallique que je n’avais jamais vue, ouvre un tiroir pour prendre une cuillère.
- Qu’est-ce que tu racontes?
Ça fait un peu plus d’un mois que je vis ici, et je me suis toujours servi de la cafetière à dosettes trônant à droite sur le buffet, près de la baie vitrée. Je n’avais jamais remarqué la cafetière électrique à gauche près de l’évier.
-Tu vois bien qu'elle ne marche pas: il n’y a pas de carafe. Trois ans sont passés, tu sais.
Sans répondre, il ouvre la porte vitrée de l’élément haut du buffet pour prendre un grand mug en aluminium qu’il remplit presqu’à ras bord et verse l’eau dans la cafetière.
- Il n’y a pas de filtres à café. On ne se sert pas de cette machine je t’ai dit.
Il ne m’écoute toujours pas et récupère une boîte de filtres sur la même étagère que le mug. Je m’assois à la grande table pour le regarder préparer le café. Je suis frustré, vexé. Il a été absent trois ans, et il connait la maison mieux que moi.
- Finalement, il n’y a pas grand-chose de changé. Ose-t-il dire en ouvrant et refermant les portes du buffet pour installer le petit déjeuner.
Il sort trois tasses en alu qu’il pose sur la table. La mienne est vierge, tandis qu’on peut lire leurs prénoms en lettres dorées sur les deux autres. "Sarah, Sacha".
- Elle ne se sert plus de ce service.
Ma voix me paraît étrange : on y entend de l’amertume, plus que de la colère. La jalousie résonne dans ces paroles. Je constate que Sarah a conservé tous les souvenirs de leurs trois années ensemble. Toute l’intimité que je viens de vivre avec ma reine, dans cette maison, semble n’avoir été qu’un mensonge. Je n’avais jamais ressenti ça avant, même quand Sarah nous a parlé de son fils lors de l’Ekpè2.
" Elle a vécu avant moi. Elle a aimé avant moi."
Je viens de découvrir ce que tout amant ressent quand il découvre que l’être aimé a une vie en dehors de lui.
La voix de Blondin brise le silence.
- Allez! Ne boude pas! C'est toi qu'elle aime maintenant. Pour aujourd’hui, laisse-moi retrouver mes souvenirs."
Je n’ai pas répondu. J’ai ouvert le réfrigérateur pour sortir les plats d’accompagnement, ainsi que la boîte de riz, que j’ai commencé à ouvrir.
-Ah ça, ça a changé. Sarah déjeune à la coréenne maintenant?!
-C’est plus sain que le pain et tant mieux si ça a changé!
-Tu pourrais faire une exception juste pour ce matin? S’il te plait. J’ai perdu beau-coup en trois ans. Fais-moi plaisir, juste aujourd’hui. "
Mécontent de n’avoir aucune raison pour lui refuser ses tartines, j’ai remballé les plats, le riz, et j’ai sorti le pain à l’abri dans le micro-onde pour découper plusieurs tranches.
Sacha s’est approché de moi et a installé les tartines de pain dans un toaster posé au fond sur le buffet, et auquel je n’avais jamais fait attention. Énervé, je suis allé récupérer le beurre dans le réfrigérateur et j’ai achevé l’installation du petit-déjeuner.
Attablés face à face, nous déjeunions en silence. Le Blondin étalait beurre et confiture sur des tartines encore chaudes. Les odeurs du beurre fondu et du pain chaud, mêlés au parfum du café, embaumaient la cuisine. Je buvais ma tasse tête baissée. Je ne voulais en aucun cas entamer la moindre conversation. Sarah est entrée à ce moment-là, par la porte du couloir située dans le dos du Blondin. Elle trainait les pieds, un sourire fatigué plissant la cicatrice de sa joue d’une vilaine manière. Elle s’est approchée de la table, a passé la main autour de l’épaule de Sacha le plus naturellement du monde et en récupérant la tartine qu’il lui tendait, elle l’a embrassé. J’ai levé la tête juste au moment où leurs lèvres se joignaient. J’ai du devenir pâle.
"Bonjour My Tsar."
Un froid morbide m’a envahi. Je ne voyais plus que leurs lèvres collées, le bras de Sarah autour de Sacha, et leurs deux mains en contact sur la tartine.