Musique du circuit : taxi driver, le K-Drama Drama, les combis sont en dégradé de vert, logo SMSC
Musique : Classique, mais quoi?
Épisode 6
Replay :
Christian-Shi, à Se-Wi:
"Si tu avais appris l’anglais, ç’aurait été plus simple cette nuit. "
A-t-il conscience de la brutalité de sa réflexion ? A-t-il conscience d’avoir abusé de la naïveté de Sé-Wi cette nuit ? Sait-il seulement la douleur et la honte qu’elle éprouve ?
Céline, la camarade de chambrée de Se-Wi se lève outrée, en même temps que Sarah qui saute par-dessus la table…
Elle saisit Christian et le traîne sur le dos dans l’allée centrale. Elle le relève, époussette ses épaules alors qu’il demande en anglais pour être bien compris de toute la salle :
"Mais qu’est-ce que j’ai encore dit qui ne te plait pas ?
-Excuse-toi !
-Pourquoi ?
-Demande pardon à Se-Wi !
-Mais pourquoi ? Je ne lui ai rien fait de mal… Au contraire. "
Le poing part. Christian recule de plusieurs pas avant de reprendre son équilibre. Sarah s’approche de nouveau.
"Tu trouves qu’elle a l’air d’avoir apprécié, sale con ? "
Deuxième coup de poing, qu’il esquive.
Riposte : coup de poing au visage, puis au ventre.
"C’est pas une p… de bonne femme qui va me dire quoi faire ! Même pas toi ! Surtout pas toi ! Petite p… de noire. Je te connais par cœur. Hier tu m’as pris par surprise, mais maintenant, je rends les coups. "
Sarah encaisse. Se redresse.
Coup de poing (qu’il esquive) suivi d’un direct au plexus. Touché !
Souffle coupé, il se penche en avant.
Sarah l’achève avec un coup de coude entre les omoplates.
Il tombe à plat ventre, se retourne en se tordant de douleur.
Sarah lève le pied pour l’abattre sur le bas-ventre de Christian, mais Se-Wi l’arrête. Elle explique à Sarah, en larmes :
"Arrête ! C’est ma faute ! J’ai voulu le consoler à cause de ses blessures. Je l’ai soigné, et je l’ai laissé m’embrasser. J’ai oublié d’être sur mes gardes ! Je ne savais pas que ça irait aussi loin ! Je n’étais pas prête, c’est tout ! (Elle se tourne vers Christian-Shi :) Je m’excuse de ne pas avoir été plus explicite hier soir. "
Personne ne traduit. Christian ne saura pas qu’elle s’excuse.
Colère décuplée de Sarah.
"C’est à lui de s’excuser, Andouille ! (en coréen cette fois). Il savait très bien que tu ne voulais pas ! Ton manque de réactivité et ton visage étaient très explicites! Ils voulaient dire non ! Tu ne sais pas encore qu’ils font juste semblant de ne pas comprendre ? Crois-tu qu’il soit juste assez stupide pour ne pas avoir remarqué ton repli ? Il est sournois et veule! Et c’est toi qui t’excuses? Faut les lui couper, c’est tout !"
Sarah s’est dégagée et Christian a eu droit à son pied dans les parties.
Son cri s’est achevé sur un long gémissement.
À bout de souffle, Sarah s’est enfin arrêtée de crier, a regardé autour d’elle, haletante, comme sortie d’un cauchemar puis elle est sortie de la salle d’un pas violent.
Personne ne l’a suivie. Moi, j’aurais bien voulu, mais mon fauteuil était encore devant ma chambre.
La scène sous mes yeux était à présent surréaliste.
Dans l’allée un homme allongé se tordait à terre en gémissant, autour de lui quelques personnes debout, se demandant quelle conduite adopter, une petite femme en sanglots, assise par terre, jambes repliées sur le côté, mains au sol, répétant en coréen que tout ça était sa faute et qu’elle n’aurait pas dû se plaindre. Deux coréennes, Nam-Ji-Han et Ahn Ae-Jin, à genoux, la consolaient et lui répétaient qu’elle n’était pas responsable de tout ça.
Ji Sang s’est accroupi devant Christian et a déclaré en anglais, assez fort pour que nous l’entendions tous :
"Bravo ! Vive la France !
-Tu ne pouvais pas t’en empêcher hein ? A rajouté Kev en se baissant à son tour. Tu as pris la plus jeune, la plus innocente. Proie facile.
-C’était sa première fois. Elle le lui a dit à table. J’ai même traduit. En espagnol. A commenté Park Mo-Jun, le compositeur. Il a dit quoi déjà ? Ah oui : "Jackpot! "
Et quand il est revenu dans la chambre cette nuit, il était fier de lui… Je ne savais pas…
-J’ai honte d’être français aujourd’hui. (Léon)
-Là tout de suite, j’ai honte d’être un homme… (Lee Jong-Min, un acteur d'un autre groupe)
-Pas moi! (Ji-Sang) C'est lui qui n'est pas un homme!
-Putain d’exemple de coopération que tu nous as fait là ! Super pub aux français ! (Kev) Sarah a clairement exprimé ce que nous ressentons tous. Alors, lève-toi, Il lui tend un mouchoir en papier pour son nez, vas essuyer tout ce sang… Et… ferme ta gueule ! Tu en as assez fait.
- (Nam Ji-Han, en coréen puis en anglais) On ne peut pas laisser Se-Wi briser sa carrière à cause de ça. Elle ne veut pas assumer ce scandale et je la comprends. Elle a choisi sa carrière et elle passera par-dessus ses blessures. Alors rien de tout ça ne doit sortir de cette salle ! Sarah a donné un semblant de justice. On en reste là."
Assentiment de Se-Wi. Le regard de Ji-Han parcoure la salle. Tous sont d’accord pour garder le silence.
Fondu au noir.
En cette sixième matinée de stage, le tournage des courts-métrages commençait. Les réalisateurs avaient fini leur scénario et leur story-board. Nous devions maintenant en prendre connaissance, distribuer les rôles puis travailler le texte et enfin obéir aveuglément aux directives des réalisateurs pendant le tournage. Pour aujourd’hui, c’était la lecture du texte et la distribution des rôles.
Aucune nouvelle de Sarah. Je tentais de me rassurer en l’imaginant en répétition. Cependant, aucune nouvelle non plus au réfectoire le midi, ni pour la partie de go-stop.
"Le tournage est bien long aujourd’hui. Sarah va être épuisée.
-Mais le tournage est fini, l’équipe du film est repartie ce matin. A remarqué Nam Ji-Han.
-Alors où est elle? C’est inquiétant.
-Je pense qu’elle est assez grande pour savoir ce qu’elle doit faire. A osé déclarer Christian, un œil fermé et l’autre à peine entrouvert. Il est très près de moi. Je ferme mon poing. Nam Ji-Han me retient. Chang-Jun me regarde en secouant discrètement la tête pour me dissuader. Il y a eu suffisamment d’esclandre comme ça.
C’est Ahn Ae-Jin, la réalisatrice, qui me rassure : "Elle a besoin d’être seule. Laisse-la méditer et se calmer. Elle s’est réfugiée sur le toit. Je l’ai vue escalader le bâtiment tout à l’heure. Sa-rah-nen… sar-ha. (Sarah vit, est vivante…) Fais de même. "
Vivre le moment présent sans penser à ma copine ?
Difficile.
Fondu au noir
L’après-midi, notre équipe s’initiait aux cascades de voitures. Nous étions tout excités vu la renommée des directrices du SMSC (Stunt and Movies Sisterwhood Center) dans ce domaine.
Nous avons d’abord été invités à nous assoir au bord du circuit, sur des sièges pliants. Puis dans un tonnerre mécanique assourdissant, trois 205 ont démarré à l’autre bout du circuit et nous ont offert une série d’accélérations, freinages, dérapages et demi-tours impressionnants. Elles se sont arrêtées à l’entrée de la ligne droite parallèle au circuit, de l’autre côté du terrain. C’est là que nous avons remarqué le tremplin devant une enfilade de quelques voitures.
Le spectacle a commencé : les trois voitures se sont élancées à dix mètres d’intervalle à peine et, l’une après l’autre, se sont envolées au-dessus des épaves. La dernière a même réalisé un tonneau dans les airs avec réception sur les roues. C’était époustouflant.
Enfin, dans un grondement étourdissant, les trois pilotes se sont garées face à nous et sont sorties des voitures sous nos applaudissements et acclamations enthousiastes. Nous avons pu reconnaître les héroïnes de Sarah : Juta Klein, Laïla Sentz et… Michèle Moulin, 65 ans, toujours vaillante.
J’ai immédiatement demandé un selfy avec les pilotes pour ma Belle Sarah.
Les trois femmes nous ont ensuite emmenés aux vestiaires où nous avons enfilé combinaisons, bottes et casques pour participer aux cascades.
Divisés en trois équipes de quatre, nous nous sommes tous installés dans la voiture qui nous était désignée et l’initiation a commencé : trois heures où chacun de nous (enfin… de mes collègues) a pu approcher, appréhender le pilotage technique, les virages rapides, serrés, les dérapages et demi-tours au frein à main, et même pour les plus hardis, le saut au-dessus d’une voiture, à partir d’un tremplin plus modeste que celui de la démonstration. C’était énivrant ! Certains ont demandé à descendre de voiture, mal à l’aise, mais pour la plupart, nous étions comme des enfants avec un nouveau jouet. Même moi je participais à l’enthousiasme général.
Une petite pause à la fin de la séance. Quelques-uns d’entre nous ont demandé à tester la cascade "du policier" accroché au toit d’une voiture en mouvement. C’était grisant ! Certes, les voitures ne roulaient pas au-delà de 50km/h, et nous nous tenions fermement aux fenêtres avant, mais les sensations, pour nous autres néophytes, étaient sensationnelles. Cette séance était si passionnante que j’en avais égoïstement oublié l’absence de Sarah. Il faut dire que Juta m’avait proposé, puisqu’il restait du temps, d’essayer cette cascade malgré ma jambe inerte. Et que, enhardi par sa confiance, j’ai osé accepter, très excité. J’ai donc eu le plaisir de pouvoir grimper sur le toit d’une des 205 à la force de mes bras et de ma jambe valide, prenant appui sur la portière arrière dont on avait baissé la vitre. Mes trois autres partenaires de voiture, Christian, Ahn Ae-Jin, et Go Doona étaient restés dans la voiture.
À peine la 205 se mettait en mouvement, qu’une silhouette s’est approchée du véhicule en pleine accélération, et a exécuté un splendide salto latéral pour atterrir sur le toit et se plaquer sur moi en criant :
"Et tu voulais vivre ça sans moi ? C’est pas bien ça, mon p'tit cœur. "
Je dois reconnaître que l’effet de surprise passé, j’ai éprouvé une allégresse que peu de gens peuvent vivre : partager ce mélange d’appréhension, d’excitation et d’exaltation, ne faire qu’un… avec celle qu’on aime. Oui, je l’ai ressentie : la plénitude de la vie. Et d’une seule voix, ma copine et moi, nous avons crié.
"살아 ! "
Mais ça ne suffisait pas encore pour ma reine : elle a demandé de rouler un peu plus vite… Puis un freinage sec. Ah pour le coup, c’était sec ! Sarah en a profité pour rouler sur le pare-brise, s’est dressée sur le capot pour m’inviter à l’imiter. Je me suis exécuté, elle s’est plaquée de nouveau sur moi, bloquant mes jambes entre les siennes, et a demandé un autre tour de piste… Plus rapide.
Un nouveau plaisir : le nez contre la vitre, je pouvais voir les expressions des camarades à l’intérieur de l’habitacle. Juta était concentrée sur la piste qui défilait. Nous nous étions légèrement décalés sur le côté pour lui laisser un peu de visibilité. Christian avait lui aussi les yeux rivés sur la piste, avec les paupières quasi fermées par les ecchymoses, il semblait ailleurs. Ae-Jin et Doona, à l’arrière, balancées fortement par les slaloms du bolide, affichaient leur plaisir par des cris d’exaltation qui ne semblaient ni français, ni anglais, ni coréens.
Pour Sarah et moi, l’exercice était … musclé. Luttant à chaque virage pour rester dans l’axe de la voiture, la reine noire serrait mes jambes comme un étau. D’une main elle s’agrippait au montant de la portière avant, tandis que de l’autre, elle me tenait fermement par la taille. Moi, j’avais coincé mes doigts entre le capot et le pare-Brise et nous nous maintenions ainsi en équilibre. Me sentant protégé, je m’agrippais fortement en m’abandonnant au plaisir des sensations : vitesse, balancements de plus en plus violents, les expressions des autres à l’intérieur, le poids de ma Sarah plaquée sur moi, comme une carapace…
Plénitude !
Nous deux, luttant contre les lois de la physique, l’un contre l’autre, partage du même plaisir. Adrénaline.
Plénitude ... Musclée.
(Série de plusieurs plans extérieurs, plus vues d’un drône.)
Et puis l’accident.
Christian saisit le volant, les yeux écarquillés (enfin... façon de parler vu leur état), braque brusquement vers la gauche en hurlant :
"Mais fais gaffe ! Regarde ce que tu fais !"
Plans au ralenti
Juta réagit instantanément : coup de coude pour faire lâcher prise à Christian, redressement délicat de la trajectoire, mais rien ne peut être fait pour éviter le tête-à-queue, nous propulsant dans les airs à plus de cinq mètres de la voiture. Sarah s’enroule autour de moi comme une pieuvre et provoque une vrille qui la jette violemment au sol, mon corps l’écrase de tout son poids, sur quelques mètres de glissade.
L’étreinte de la cascadeuse noire cesse, ses bras, ses jambes glissent mollement sur l’asphalte. Je roule immédiatement pour la dégager.
Elle reste allongée, inerte. Dans l’impact, mon casque a percuté sa visière. Les débris ont laissé des traces sanglantes sur son visage.
Elle a les yeux fermés.
Un cri s’échappe de ma gorge.
"Pé-ha ! "(ma reine)
(vues en travelling du drone qui s’élève.)
Fondu au noir
Retour sur l’arrivée de Sarah.
Seung-Chul est aidé pour grimper sur le toit de la 205. La voiture démarre doucement.
Sarah arrive équipée, casque en main. Elle voit Seung-Chul grimper, s’enquiert inquiète de ce qui se passe.
Comme la voiture démarre, Elle met son casque en courant, la rattrape, s’en écarte pour s’y précipiter par la gauche, salto et atterrissage sur le toit, mains s’agrippant à celles de son compagnon, genoux enserrant ses jambes, chevilles croisées.
Interview de Seung-Chul, plus tard, dans le salon de jeux, pour l’émission.
Attitude sérieuse. Il semble fatigué, il a les yeux rouges.
"Je sentais la pression de ses cuisses, et je me suis efforcé de l’aider à nous maintenir dans l’axe à l’aide des muscles encore solides de mon bassin et de ma jambe valide. Je maintenais ma jambe folle avec la gauche croisée dessus. Et quand nous sommes passés sur le capot, je me souviens que nous nous sommes amusés à faire des grimaces aux passagers. On s’amusait comme des enfants. "
Interview de Ahn Ae Jin pour l’émission, même endroit :
"C’était amusant et inquiétant à la fois : on avait une totale confiance en l’expertise de la pilote, alors on se laissait aller au plaisir de nouvelles sensations : peur et enthousiasme… comme dans le grand huit, quoi. Les siamois nous faisaient des grimaces à travers le pare-brise, c’était un bon moment !"
Silence. Ae Jin baisse les yeux, pensive.
Un temps. Elle redresse la tête et fixe la caméra.
"Et puis Christian a saisi le volant, sans qu’on comprenne pourquoi. Tout allait bien, autant Juta que les siamois maîtrisaient la situation.
"Regarde ! Ils tombent. "
Je crois que c’est ce qu’il a crié.
La voiture est partie en tête-à-queue, j’ai vu les 2S lâcher prise et s’envoler. Juta a stoppé le dérapage très vite. Tout le monde est sorti de la voiture. Christian s’est précipité sur Juta en l’invectivant, penché sur elle de sa grande taille. Il l’obligeait à reculer. Il avait ôté son casque en sortant de la voiture.
(Retour sur le circuit)
"Tu n’as pas vu que Seung-Chul lâchait prise ? Ils étaient en train de tomber! Tu ne l’as pas vu ? Tu n’as pas redressé assez tôt ! Regarde un peu ce que tu as fait! Il détourne la tête. P… de femmes qui se prennent pour des pilotes! "
(Voix off d'Ahn Ae Jin, images de la scène.)
Là, j’ai craqué : je me suis précipitée vers eux, j’ai écarté Juta, je me suis planté bien en face de lui. Et je lui ai asséné LE coup de boule de ma vie. Je ne me connaissais pas autant de puissance…
Oui bon, je portais encore mon casque…
Sous prétexte que môssieur fait de la course automobile, il s’est permis de donner des leçons à une professionnelle de rally-raid et cascadeuse !
Il est parti en arrière et s’est retrouvé allongé par terre. Nous avons entendu deux chocs sourds : l’atterrissage des fesses puis de la tête. Rien de grave. Ça l’a juste calmé. Il s’est relevé en gémissant, se tenant le nez qui saignait. Je pense que je le lui ai cassé… Mais je n’ai toujours pas de regret. Les images que nous avons regardées plus tard ont montré que Christian avait tort. Seung-Chul ne lâchait pas sa prise. Christian Dupape est un bon acteur, mais quel phallocrate ! Sous prétexte qu’il fait du circuit auto, il se prend pour un grand pilote. Et en plus, il est insupportable de suffisance quand il joue avec des actrices!" La violence est le dernier refuge de l’incompétence1" comme disait Asimov, "mais bon sang ça défoule comme dit Sarah. "
Quand nous avons pu nous occuper des siamois, Seung-Chul était à genoux, penché sur Sarah et vérifiait sa respiration et son pouls. Les autres étaient autour, ne sachant que faire. Fanny revenait avec une couverture, Chang-Jun était déjà au téléphone pour demander des secours. Ji-Han vérifiait l’état des membres de Sarah, frottait ses mains, massait ses jambes qui semblaient intactes. Seung-Chul enlevait les débris de la visière."
Axelle Toligny (compositrice) en interview.
Seung-Chul était fébrile, anxieux. Il répétait en enlevant les débris de verre du visage de Sarah :
"Péha2, ouvre les yeux s’il te plait ! Tu n’as rien de mortel ! Reviens ! Même si ça fait mal, on pourra te soigner. Péha !
Voix off d'Axelle, images de la scène.
-Elle est trop faible pour se réveiller. A déclaré Nam Ji-Han. Elle est en train de fuir la douleur. Il faut la mettre en colère. La connaissant, ça lui redonnera de l’énergie. "
Alors j’ai eu une idée :
"Seung-Chul, souviens-toi de ce qu’elle a dit au jeu de la vérité : ce qu’elle déteste le plus au monde, c’est qu'on l’appelle "ma puce" (en français).
Flash Back : Première soirée.
"Je déteste que ma mère m’appelle "ma puce" !
-Pourquoi, c’est mignon !
-J’ai tué mon premier homme avant neuf ans, j’ai même été traitée comme une femme à huit ans. Alors "ma puce" hein… C’est comme nier la part sombre de mon passé, renier une part de moi. "
-Mais c’est horrible !
-Qu’est-ce qui est horrible ? Que j’aie été snipeuse à neuf ans ? Violée régulièrement dès mon arrivée au camp à huit ans ? Ou que ma mère veuille ignorer ce passé qui fait tache ?
Retour à la scène de l’accident. Retour à la narration de Seung-Chul vieux.
Alors, j’ai approché mon visage de Sarah et lui ai murmuré : "réveille-toi, Tu dois nous aider à te soigner, ma puce ! " Je lui parlais en coréen et ma prononciation de ce mot en français était… particulière.
Nam Ji-Han avait raison : J’ai même sursauté quand ma Sarah a ouvert les yeux. Et puis une inspiration profonde, interrompue par un gémissement.
"Côtes cassées ! A-t-elle prononcé faiblement.
-Tu peux lever les bras ?
Elle lève lentement son bras gauche… RAS.
Vérification du bras droit : il n’a bougé que d’un centimètre avant que Sarah émette un nouveau gémissement.
-Clavicule ! " Arrive-t-elle à articuler.
Elle tourne lentement sa tête de droite et de gauche.
"C’est bon, RAS, vous pouvez enlever mon casque." Murmure-t-elle.
Je défais la sangle de sa mentonnière et je me place derrière elle pour soulever sa tête et enlever son casque. Baiser sur le front.
"C’est bien ma puce, tu t’en sors pas mal.
-Séquia*!" Chuchote-t-elle en feignant la colère.
Un spasme, elle tousse, gémit en crachant du sang, tombe dans les pommes.
"Elle a un poumon perforé ! "
Je crie. J’ai peur !
"Chang Jun ! Les secours !
-Un hélicoptère arrive de Jéju. Il sera là dans 15mn.
Je caresse la joue de Sarah.
-Les secours arrivent, tiens bon ma puce.
-Séquia !
Elle ouvre les yeux. De son bras gauche elle touche mes genoux et s’étonne :
-Qui t’a aidé à te mettre à genoux, (en coréen) P'tit con (en français) ?
-Personne.
Long regard étonné de sa part.
D’abord surpris par sa réaction, je prends conscience que c’est la première fois depuis l’accident que je peux plier ma jambe sans aucune aide.
-C'est vrai! Tu n'étais pas derrière moi pour m'aider à plier ma jambe...
Là, je suis passé de la position allongée à la position à genoux sans avoir à manipuler ma jambe inerte, je ne m’en étais pas rendu compte.
J’ai donc eu le même regard lumineux que ma reine… Elle a levé son bras gauche pour me prendre par la nuque et avoir un baiser.
À ce moment-là, la discrétion était le cadet de nos soucis.
Mais au moment où nos lèvres se touchaient, Sarah a eu un nouveau spasme, nous éclaboussant de sang. Elle est retombée inconsciente.
L’hélicoptère arrive, Sarah est embarquée sur une civière avec sa sœur Maguy-Shi. Je ne peux pas l’accompagner… Je ne suis pas encore de la famille. Et je dois suivre le stage…
fondu au noir
Clip : la journée du tournage
Septième jour de stage. Ce matin nous tournions sur le port, au nord de l’île. Nous étions tous un peu fatigués car nous avions veillé pendant toute la durée de l’opération de Sarah. Nous sommes allés dans nos chambres quand elle est sortie du bloc, assurés que tout s’était bien passé. Ce matin, j’ai eu droit à une conversation téléphonique avec elle. Elle semblait encore très faible. Mais elle avait gardé son sens de l’humour. Donc, tout allait bien, elle allait bientôt rentrer. Nous pouvions nous concentrer sur le tournage qui durait cette fois toute la journée.
En fin d’après-midi, le tournage était fini et nous prenions l’air encore un peu avant de rentrer quand mon portable a sonné. C’était Sarah qui me demandait de mettre le haut-parleur et d’augmenter le volume au maximum. Les collègues se sont rapprochés de moi pour entendre… La chevauchée des Walkiries ! De Wagner.
"Elle arrive en hélicoptère3! " s’écrie Léon Bosson en éclatant de rire.
En effet, trente secondes plus tard, nous entendions le vrombissement d’un rotor et un hélicoptère est apparu dans le ciel au-dessus de nous. Je l’avais dit : les entrées de Sarah sont toujours très spectaculaires. Elle descend de l’appareil posé sur le quai. Elle porte un corset et son bras droit est dans une gouttière. Joyeux bonjour du bras gauche. " Il me reste un bras valide ! " Dit-elle au téléphone par-dessus le bruit du moteur. Tout le monde se précipite vers elle, l’entoure, nous sommes tous soulagés et heureux. Entre l’hélico et les cris joyeux des Ekpè2, on ne comprend plus rien.
Alors, Sarah nous écarte, se dirige vers l’hélico et fait signe au pilote de descendre.
"Allez, coupez le moteur et descendez ! Qu’est-ce que vous attendez ? (se tournant vers nous :) C’est un frère Geek ! Il vous connait tous. Il est fan de K-Dramas, comme moi. Alors, je lui ai promis qu’il vous rencontrerait. Et je l’ai invité à passer la soirée avec nous… Il va en avoir des autographes !
Pendant que le pilote approchait, Sarah avançait vers moi, ses yeux rivés aux miens. J’étais heureux de la revoir, mais tellement désolé qu’elle doive supporter toute cette douleur. Arrivée à ma hauteur, voyant mon air inquiet, peiné, elle m’a ébouriffé les cheveux, s’est penché et a déclaré en souriant : "Nous sommes vivants. Sar-Ha." Un clin d’œil. J’ai pris sa main, déposé un baiser dans sa paume, et je ne l’ai plus lâchée. Elle m’a poussé jusqu’au groupe d’Ekpè2 qui signaient des autographes au pilote, et qui prenaient des selfies avec lui. Puis photo d’équipe dans le soleil couchant, avec et sans le pilote.
Pour rentrer au centre, Sarah et moi sommes montés dans l’hélicoptère. Les autres sont rentrés à pieds.
Ce soir-là au réfectoire, c’était la fête. Nous étions tous heureux de revoir Sarah. Au début du repas, quand tout le monde a été assis, elle a présenté le pilote à la salle.
"Je vous présente Kang Jun, un réfugié politique de Corée du Nord. Feu mon mari Sacha et lui se sont connus lors d’une opération conjointe entre la Corée du Nord et la Russie… C’était juste avant que chacun ne demande l’asile politique. Kang Jun est maintenant sud-coréen. Et mon mari…
Une onde de chagrin est passée dans ses yeux.
…Et mon mari est devenu français juste avant de repartir en opex. Je vous l’ai dit, nous n’avons pas eu de chance : il est mort juste avant de démissionner de l’armée. Ce devait être sa dernière mission….
Son regard s’est posé sur moi.
Il est dans mon cœur, il y restera.
Regard triste… Silence…
Il n’est plus. Mais je suis vivante, je vis pour moi et pour lui ! Nous sommes vivants, et ce soir, c’est la fête avec votre fan Kang Jun. "
Ma reine noire a tenu, malgré ses blessures, à présenter Kang Jun à chaque table. Un pilote d’hélicoptère surexcité qui serrait la main de tous les Ekpè2. Nous l’avons donc accompagné collés l’un à l’autre comme d’habitude, slalomant entre les tables. Contre toute logique, Sarah s’était fait un ami à l’autre bout de son monde, à la vie à la mort comme elle disait.
Quand nous avons fini le tour de toutes les tables, j’ai installé ma Sarah dans mon fauteuil car elle ne pouvait pas s’assoir à terre. Et moi, j’ai renouvelé ma performance en m’asseyant au sol sans aucune aide. Nous avons tous deux mangé sur le plateau posé sur ses genoux, en face du pilote, à la table de notre groupe. Après le repas, Kang Jun a fait passer une jolie feuille de papier pour récolter ses autographes.
Il a dormi dans la chambre que Divine et Laïla ont mis à sa disposition. Et moi, j'ai négocié avec Nam Ji-Han pour l’échange des chambres. J’ai joué le garde-malade toute la nuit dans notre chambre. À l’hôpital, Sarah était sous morphine, mais là… Allongée sur la couette, par terre, son corset ôté pour la nuit, le bras droit immobilisé, elle somnolait à peine, rêvait beaucoup, gémissait à chaque fois qu’elle voulait se tourner. Condamnée à dormir sur le dos, elle n’était pas à l’aise. J’étais allongé près d’elle, et lui apportais de l’eau, ou une poche glacée quand la douleur était insoutenable. Dans sa souffrance, elle me confondait parfois avec Sacha, son mari.
C’était douloureux pour moi aussi, d’une manière toute différente : entendre l’autre souffrir sans pouvoir rien faire pour la soulager ; l’entendre vous appeler du nom de son amour passé… C’est dans ces circonstances qu’on apprend que l’amour, c’est partager aussi les douleurs. Et le mot partage, là, prend toute sa dimension. Je sais que je lui ai apporté du réconfort, par ma présence et mes attentions, et pourtant, je ne savais que faire pour la soulager.
Au matin, après une nuit peu reposante, je l’ai aidée à se lever, se doucher, et remettre son corset. Et sous la douche, ce n’était pas la douleur qui nous faisait haleter… Avec Sarah, j’ai appris à ne jamais gaspiller le temps du bonheur. Et nous ne l’avons jamais gaspillé. Bref, je l’ai quittée après le petit déjeuner pour aller tourner le court-métrage avec mon équipe.
À l’heure du déjeuner, je lui ai rappelé que je devais la présenter à mes parents et que ce serait cet après-midi, après le tournage. Mais la séance ayant duré plus longtemps que prévu, nous sommes arrivés dans mon village en début de soirée. Divine nous avait prêté une voiture automatique. Une fois la voiture garée dans la rue, Sarah s’est précipitée pour m’ouvrir la portière, m’aider à me lever et à coller nos deux jambes pour une marche en siamois. La pauvre souffrait beaucoup en se penchant en avant. Elle voulait rester discrète, mais ses grimaces fugaces et ses soupirs avortés ne me trompaient pas.
Mes parents ne m’avaient pas vu depuis longtemps et Sarah voulait à tout prix leur montrer que je pouvais marcher à nouveau. Car étant tous les deux blessés au côté droit, nous pouvions encore marcher en siamois en nous tenant par la taille, malgré l’épaisseur du corset. Ma mère nous attendait sur un siège, devant la maison et s’est levée d’un bond en voyant approcher son fils bras dessus bras dessous avec une femme noire, en marchant.
Son expression montrait clairement son étonnement. Elle est restée immobile à nous regarder venir vers elle. Qu’est-ce qui l’a le plus choquée? Que je marche ? Que je tienne une femme dans mes bras ? Que cette femme soit blessée ? Ou la couleur de sa peau ? Il faut dire qu’en Corée, et surtout dans les petits villages, on rencontre très peu de noirs. Toujours est-il qu’elle est restée longtemps sans bouger. Puis elle s’est avancée vers nous les larmes aux yeux… et en souriant. Ce sourire était rassurant. Elle ne cessait de répéter en s’approchant :
"Tu marches ! Tu marches ! "
Nous nous sommes arrêtés ensemble face à face. Sarah s’est assurée de mon équilibre et s’est écartée de moi afin de me laisser enlacer ma mère. Elle était folle de joie. Elle me serrait aussi fort que sa petite taille le lui permettait. Au bout d’un moment, elle s’est dégagée et a appelé mon père, qui venait de rentrer à la maison. Il est sorti les cheveux encore mouillés, tenant une serviette dans ses mains. Ma mère s’est écartée de moi pour que mon père puisse me voir marcher. Sarah s’est donc de nouveau serrée contre moi et nous avons repris la marche des siamois. Elle s’est ensuite détachée pour que nous puissions tous voir où en étaient mes progrès. Disons que je pouvais avancer ma jambe de quelques centimètres, mais en trainant le pied et en soulevant quand même la hanche. Mais nous savions tous que c’était un bon début.
J’ai repris ma copine dans mes bras en la remerciant d’avoir cru en ma guérison. Je me suis tourné vers mes parents pour les présentations.
"Je vous présente Sarah N’Gué. (J’ai pris un malin plaisir à prononcer ces mots à la coréenne afin de garder toute l’ambigüité de la phrase.)
-Je m’appelle N’Gué Sarah. A-t-elle corrigé avec un bref regard gêné.
-Elle est cascadeuse.
-Je suis monitrice de sport en France.
-Monitrice d’arts martiaux, de parapente et d’escalade en France, mais cascadeuse en Corée. Ai-je continué avec fierté. Je n’ai pu m’empêcher de poser mes lèvres sur son front.
Regard gêné des parents… qui tentent de regarder ailleurs.
Elle a réussi à me persuader que ma jambe pouvait réapprendre à marcher. Et regardez : une seule semaine plus tard…" Je me suis écarté de Sarah et j’ai effectué un tour sur moi-même, très lent, mais on voyait bien que ma jambe avait retrouvé la vie.
Passé la surprise, nous nous sommes abandonnés à la joie des retrouvailles.
"C’est tellement bon de te voir ! Tu n’es pas venu une seule fois depuis ta sortie de l’hôpital !
-Ta mère t’en a voulu ! Ça fait bien six mois qu’on ne t’a pas vu ! On dirait qu’ça t’gêne de marcher dans la vase des lagunes ! On dirait qu’ça t’gêne de ...4!
Ma compagne a éclaté de rire et l’a redit en français en chantant.
-Décidément, quel que soit le pays, on a tous les mêmes relations ville-campagne…"
Nous avons passé une très bonne soirée. Mon père et Sarah s’entendaient à merveille et plaisantaient beaucoup. Ma mère et ma sœur, elles, affichaient une certaine réserve, voire une certaine gêne. Sarah a vite sympathisé avec ma nièce adorée. Elles ont beaucoup joué ensemble, pour mon plus grand plaisir. Pendant le repas, j’ai raconté les derniers évènements de ma carrière, et le détail de l’accident. Sarah leur a fait un résumé très enthousiaste de la retraite Franco-Coréenne. Il faut dire qu’on peut compter sur la reine noire pour peindre les évènements les plus banals aux couleurs de l’aventure. Elle était d’autant plus excitée qu’elle avait participé à l’élaboration du projet. Au fur et à mesure du récit de nos cascades à trois pattes, ma fierté a laissé place à de l’inquiétude face au changement de couleur de mes parents : mon père devenait rouge en fronçant les sourcils, et ma mère blanchissait en ouvrant de plus en plus les yeux. Face à la colère imminente de l’un et la peur rétrospective de l’autre, j’ai argumenté que quand l’émission de télé-réalité sur notre retraite sortirait, cela me ferait revenir en beauté dans le monde du cinéma, et que mon agence serait ravie. Le miracle de l’appât de la célébrité : les sourires reviennent, la tension disparait.
Sarah en a profité pour changer de sujet et poser beaucoup de questions sur la vie au village, le métier de cultivateur d’algues et d’ormeaux, et surtout sur mon enfance. La famille était heureuse de partager ces souvenirs avec elle, la faisant beaucoup rire à mes dépends. En fin de soirée, ma compagne a partagé le soju avec mon père et moi… Il était admiratif devant sa capacité à tenir l’alcool. Ma sœur a fini par se joindre à nous, gagnée par la bonne humeur générale. Ayant appris que Sarah avait tourné des cascades pour "Harmony of Minds", elle l’a pressée de raconter ses scènes avec l’acteur. Mon père s’est esclaffé en voyant nos expressions : ma sœur pleine d’envie, moi mort de jalousie !
Accomplissement, plénitude, chaleur, bonheur. C’est ce que j’ai éprouvé tout au long de la soirée. Bien au chaud dans la maison familiale, partage d’une nuit de vie avec les gens que j’aime et sans qui je ne pourrais pas vivre. À la fin de la soirée, tard dans la nuit, mes parents n’ont pas voulu nous laisser partir. Ils ont installé une couette dans ma chambre pour Sarah et une autre pour moi dans le salon. Imaginez ce que je ressentais : Sarah dans ma chambre d’enfant, faisant irruption dans tous les moments de ma vie… J’avais tant de plaisir à accueillir ma reine dans ce passé. Allongé sur ma couverture dans le salon, l’enfant en moi était excité de sentir sa présence tout à côté. Je voulais la rejoindre mais… Ne pas gaspiller ces moments fébriles d’attente. C’était délicieusement excitant. Et si ce sentiment était puéril, c’est que l’amour est puéril.
J’ai pourtant accouru dans la chambre au premier gémissement. Enfin… accouru… j’ai boité lentement serait plus juste. Je lui ai offert à boire, une poche de froid pour la douleur… Mais elle a refusé tout ce que je pouvais lui proposer. Elle était submergée par la douleur. Alors, je me suis assis en tailleur près d’elle et j’ai commencé à la faire parler, pour faire refluer le mal.
"Parle-moi de toi. Quel a été le plus beau jour de ta vie ?
Silence. J’ai cru qu’elle ne répondrait pas.
Et puis enfin :
Il y en a eu beaucoup à vrai dire, je ne saurais pas, et je ne veux pas, les hiérarchiser. Ces jours sont à part égale les plus beaux de ma vie. Le jour de ma fuite du camp, et mon arrivée au dispensaire avec ma sœur et mon neveu… C’est ce jour-là que j’ai rencontré mes parents adoptifs. Et puis le jour où ma sœur Maguy est née. Le jour où mon fils et moi nous sommes vus pour la première fois à la fin de mon accouchement. Et le jour de ma rencontre avec Sacha, mon mari. Le jour où on a décidé de se marier…"
Silence.
Elle ne gémissait plus et c’était déjà bien. Mais ce silence me faisait assez mal… elle n’avait pas parlé de…
"Ah ! J’oubliais : le jour de notre rencontre." A-t-elle ajouté avec un sourire espiègle.
Rassuré, je me suis allongé à ses côtés.
-Tu sais que tu es la première femme à passer la nuit dans ma chambre d’enfant. La première copine que j’ai présentée à mes parents ?
Elle n’a pas répondu, sa respiration se faisait profonde, régulière. Alors, je me suis endormi en caressant ses cheveux. Sa douleur était devenue supportable et elle a pu dormir.
Comme tous les jeunes amants, j’ai regagné ma couche au petit matin. Honnêtement, nous n’étions pas de jeunes amants sans expérience, mais nous voulions goûter avec délice ce moment où on cache encore à ses parents qu’on est devenu des adultes. Ce moment où on se sent l’égal de ses parents.
C’est ma mère qui m’a réveillé pour laisser la place à la table du petit-déjeuner. Le repas était agréable, gai. Je sentais une réelle affection se tisser entre Sarah et mes parents. Ma sœur, elle, semblait troublée, préoccupée. Elle avait semble-t-il passé la nuit au téléphone. Sans doute l’idée de devoir bientôt repartir pour Séoul où son mari et son travail l’attendaient. Comme il nous restait du temps avant de rentrer au centre, mon père m’a proposé d’aller récolter algues et mollusques avec lui, comme au bon vieux temps. Ma sœur a insisté pour emmener Sarah en promenade et lui faire découvrir notre île. Nous devions nous retrouver au port en fin de matinée.
À mon grand étonnement, mon père ne m’a pas emmené en récolte. Nous sommes montés dans son bateau de pêche et il m’a conduit dans un petit îlot, à l’est. Petite plage de sable, avec, au bout : une petite forêt. Et juste à l’entrée la forêt, un grand chêne majestueux. Mon père m’a porté sur son dos jusque sous l’arbre. Nous nous sommes installés confortablement contre le tronc.
"Au lieu de pêcher, je voulais te raconter une histoire bizarre, qui prend tout son sens pour moi aujourd’hui. Tu seras le premier à l’entendre. Je pensais jusqu’à présent qu’on me prendrait pour un fou si j’en parlais. Pourtant, je sens bien que c’est à toi que cette histoire s’adresse.
Quand j’avais douze ans, je me suis un jour endormi au pied de ce chêne. Et j’ai rêvé qu’il me parlait. L’arbre me montrait un creux à la base de son tronc et me disait que je devrais donner ce qui s’y trouvait à la personne qui vit. Quand je me suis réveillé, j’ai évidemment cherché et j’ai trouvé cet écrin en bois… Que je n’ai jamais réussi à ouvrir… J’ai pourtant passé des heures à tenter de percer le mystère. J’ai aussi passé bien des heures à essayer de comprendre ce que voulait dire « la personne qui est vivante ». Et voilà que tu nous présente Sarah-Shi avec qui tu clames sans cesse : Sar-ha. Je pense donc que cet objet te revient sans conteste. " Ajoute-t-il en me tendant la boîte. Je la prends dans mes mains, la pose sur mes genoux et nous retombons dans le silence, recueillis au pied de ce chêne millénaire mystérieux. Il était soulagé d’avoir enfin parlé. J’étais sidéré par cette histoire.
Je n’ai tenté d’ouvrir l’écrin qu’une fois sur le pont de l’embarcation, sur le chemin du retour. Mon père jetait de temps en temps un coup d’œil curieux tandis que je tournais l’objet en tous sens. La boîte était scellée, impossible de l’ouvrir. Je la range dans la poche de mon blouson, je la donnerai à Sarah. Finalement, c’est elle « celle qui est vivante ».
Cette échappée nous a pris plus de temps que prévu, il est plus de midi quand nous débarquons sur le quai. Ma sœur Min-Ho nous attend depuis un moment. Elle est seule. C’est étrange. Malgré mon trouble, je plaisante :
"Tu as abandonné Sarah en cours de route ?
-Elle m’a demandé de dire au revoir aux parents, avec toutes ses excuses. Elle a aussi dit qu’elle ne reviendrait probablement pas, avec toutes ses excuses encore.
-Qu’est-ce que tu racontes ? Sarah n’est pas aussi impolie ! Et c’est quoi cette affirmation qu’elle ne reviendrait pas ? Ce n’est pas son style !
-Je ne fais que transmettre le message. Elle a ajouté qu’elle devait rentrer chez elle, qu’elle souffrait vraiment trop, et qu’elle ne supportait plus les siamois. Tu sais ce qu’elle voulait dire ? "
Mon visage est devenu livide. Mon père n’a rien dit. Il devinait ma panique. Il m’a aidé à sortir du fauteuil et à m’installer au volant de la voiture Il a plié et rangé le fauteuil dans le coffre.
"S’il le faut, je dirai au revoir à ta mère pour toi. Ne t’occupe pas de nous. On va rentrer à pied. Rattrape-la !
-Tu fais bien des histoires pour une conquête d’un soir." S’étonne Min-Ho.
Je n’ai pas entendu la réponse de mon père car j’étais déjà parti. Ce départ précipité n’était pas logique. Que s’était-il passé ?
J’ai trouvé Sarah au bout de deux kilomètres, marchant au bord de la route d’un pas trop rapide étant données ses blessures. Je me suis garé un peu plus loin et j’ai ouvert la portière pour l’appeler. Elle n’a pas répondu et a contourné la voiture, poursuivant son chemin. J’étais abasourdi ! C’était incompréhensible. Elle a continué de marcher comme si je n’existais pas. Le temps m’a paru long avant que je ne puisse réagir. Reprenant le volant, j’ai avancé la voiture et me suis garé à nouveau plus loin. Cette fois, je suis sorti de voiture. Je me suis avancé en boitant et en me déhanchant, essayant de ne pas perdre mon équilibre. Arrivée à ma hauteur, Sarah a voulu m’éviter pour continuer sa marche. Je l’ai saisie par les épaules, l’obligeant à me regarder dans les yeux.
" Mais qu’est-ce qui se passe enfin ? Qu’est-ce qui est arrivé ? "
Son regard lançait des éclairs, ses lèvres pincées, presque aussi pâles que les miennes, tremblaient beaucoup. L’instant d’après, ses yeux exprimaient une intense douleur, un désespoir sans bornes. Puis l’orage reprenait. Son attitude m’effrayait tant, je sentais tellement la catastrophe imminente que j’ai perdu l’équilibre. Un court malaise. Avec sa poigne naturelle, Sarah m’a retenu et ramené sur mon siège. Des larmes se sont mises à couler sur mes joues.
"Explique-moi, s’il te plait ! Le monde est en train de s’effondrer sous mes pieds, là ! " Impossible de maîtriser ma voix qui tremblait.
Elle a pris appui sur une jambe, posant un poing sur la hanche, passé l’autre main dans ses cheveux, regardé le ciel un long moment, puis son regard a balayé la plage qui longeait la route.
"Ce qui se passe ? Demande à ta fiancée ! "
62mn
1=Titre du livre de cet extrait :……………………………………….………..
2=Péha : votre altesse. On pourrait plus traduire par Ma reine.
*Séquia= insulte coréenne. Enfoiré, connard ou sale con… à vous de voir… ou de me dire.
3= : pour les geeks : titre du film évoqué ici ?.......................................................
4= Quizz : Titre de la chanson ?