Chapitre 9
Dans la loge, après la cascade de vase.
"Laisse-moi seule s’il te plait. Je me lave, je me change et je te rejoins en coulisse."
Seung-Chul sort. Sarah se défait de ses affaires, prend une douche, longue, apaisante.
Plan de dos dans la douche.
La vase accumulée sur ses cheveux s’écoule le long de son dos musclé bardé de cicatrices rose pâle. Quand elle savonne ses cheveux, on a l’impression que les cicatrices dansent sous une cascade grise au rythme des muscles.
Après s’être séchée, elle enfile la chemise de Seung-Chul, trop large pour elle, elle plie ses affaires sales en vidant les poches sur la coiffeuse. Des clés, un baume à lèvres, une petite bombe lacrymogène, un couteau suisse dont elle ne se sépare jamais.
"Ah il est loin le temps où on m’appelait Mac Guiver ! " dit-elle dans un sourire. Un regard vers le miroir.
"Trop grande ! J’ai l’air d’un sac de pommes de terre. Elle est mieux sur Seung-Chul"
Elle se dirige vers le placard.
" Il ne resterait pas une ceinture des fois ? Un foulard ? Même un bout de ficelle ferait l’affaire ! "
Au moment où elle saisit la poignée, une silhouette en noir, casquette et masque noirs se précipite sur elle, la force à reculer et pointe un objet noir sur sa gorge. Une décharge. Sarah se pétrifie, secouée de spasmes, elle sent la décharge électrique contre sa jugulaire. Elle tombe d’un bloc sur le plancher, s’évanouit. L’assaillant range le taser dans sa poche, s’accroupit devant Sarah et lui chuchote à l’oreille en coréen: " Laisse nos hommes tranquilles, sale française! Ici, on n'aime pas les français. Encore moins quand ils sont noirs. Retourne d’où tu viens. " L'assaillant se relève, cherche visiblement quelque chose sur la coiffeuse, dévisse le stick à lèvres, le laisse tomber après un bruit de gorge méprisant. "Du beaume hydratant! Même pas fichue d’avoir un rouge à lèvre. Remarque, t’en as pas besoin, toi. Ses yeux se portent enfin sur le couteau suisse, il s’en saisit et l’ouvre.
"C’était pas prévu, mais à défaut... c’est mieux que d’écrire sur le miroir... Ainsi tu n'oublieras jamais ta leçon."
La silhouette s’agenouille près de la tête de Sarah, saisit son menton pour faire pivoter sa tête de gauche et de droite. L'agresseur murmure en promenant la pointe du couteau sur la joue de Sarah:
" Pourquoi un oeuf? Symbole de quoi? Tu as reçu des œufs mais tu t'en fous? C'est ça? Tu vis quand même? Parce que tu aimes? C'est ce que tu dis toujours, hein ? Sarang-Hé, Sar-Ha ? Et c’est déjà écrit ! Parfait ! Je vais l'inscrire dans ta chair... Tu ne pourras jamais oublier le mal que tu nous as fait en vivant une idylle avec notre Oppa (Grand frère pour une femme. Terme aussi utilisé pour montrer son attachement à un homme apprécié, aimé).
Plan de l’agresseur à genoux, de dos. On comprend ce qu’il fait par les mouvements de ses bras.
Tu ne nous... prendras pas... notre Oppa!
Mais c'est que tu tiens ton couteau bien aiguisé dis-donc!"
La douleur réveille Sarah qui saisit immédiatement le poignet de l’agresseur, récupère le couteau, se redresse, lutte pour arracher le masque de l’assaillant qui tente de se relever. Sarah le retient et lui plante deux fois la lame dans l’épaule gauche: une fois devant, une fois derrière. L’assaillant étouffe un cri, récupère la bombe lacrymo et asperge Sarah. Il se relève pour fuir. Cependant, devant la porte, les amazones entendent les bruits de lutte, elles ouvrent la porte et sont aspergées de gaz lacrymogène à leur tour. Elles crient sous l’effet de la douleur, toussent en se pliant en deux. L’agresseur en profite pour s’échapper.
Retour sur le plateau.
Quelques minutes avant la fin de l’émission, Sarah arrive sur le plateau, provoquant stupéfaction et horreur. Elle porte ma chemise blanche, trop large pour elle, serrée par une ficelle à la taille. Elle tient un mouchoir sur sa joue droite. Le col et l’épaule de ma chemise sont maculés de sang. Soutenue par Ra-Im, elle marche lentement. Elle se tient droite, malgré sa faiblesse. Je me lève précipitamment et me scratche à elle au moment où ses jambes cèdent. J’accompagne sa chute et l’assoie sur le sofa. Plus personne ne parle. Ce que nous voyons est choquant. Les yeux fermés, elle prend trois longues inspirations, puis baisse sa main, révélant la blessure. Les réactions sont variées : allant du hoquet de surprise au cri d’horreur.
La joue de Sarah est lacérée et saigne encore. Son visage a la couleur de la cendre. Elle fait signe à Park Ha-Jun de lui passer le micro, qu’elle tient avec difficulté. Sa voix est faible. Une petite toux pour l’éclaircir. Elle parle en anglais.
"Je vais faire court"
Elle tend la joue à la caméra la plus proche pour que tout le monde voie. Le message est écrit en coréen... Sarang-hé, Sar-ha. C’est mon nom... et ma devise.
Dans ma loge, j’étais sur le point de partir sans me retourner. J’avais envie de dire : "gardez-le votre coréen ! Et grand bien vous fasse ! Restez entre vous et ne vous mélangez surtout pas aux autres, par pitié, le racisme est contagieux !"
À l'aide du mouchoir que j'avais récupéré, j'essuyais délicatement sa joue, agenouillé près d'elle. Je n'ai pas pu m'empêcher de lui couper la parole dans un cri:
-Si tu pars, je pars! Je ne te laisse pas seule! Jamais! On ne se quittera pas.
-Ne t'inquiète pas: je ne te quitterai plus. Cette dernière agression m’a fait changer d’avis. C’est juste... tellement... incroyable de cruauté. Ici, en Corée, je n’ai pas été mieux traitée que dans le camp militaire où j’ai passé mon enfance, en Afrique.
Sé-Wi l'interrompt d'un voix forte, surprenant tout le monde car on lui connait une petite voix discrète, et remarque que la chirurgie plastique coréenne est la meilleure du monde, qu'il n'y a pas à en faire toute une histoire car d'ici quelques semaines, La joue de Sarah sera comme neuve.
-Ah non! je ne ferai pas disparaître cette cicatrice. Mon agresseur m'a dit: Tu ne pourras jamais oublier le mal que tu nous as fait en vivant une idylle avec notre Oppa. Tu ne nous le prendra pas. Il a raison: je me souviendrai chaque fois que je me verrai dans un miroir. Mais je me souviendrai juste que vivre, c'est aimer. Et quand vous me verrez, de loin en loin, j’espère que ça vous donnera la force de lutter vous aussi contre la bêtise humaine. "
Pendant ce long discours, Je tiens Sarah par l’épaule, assis à côté d’elle. Je caresse ses cheveux. Et je fixe son visage, tamponnant toujours le mouchoir sur sa joue lacérée. Je laisse couler silencieusement des larmes de colère. Mais ma reine noire relève fièrement la tête, la tourne vers moi et essuie ll'humidité de mes joues.
"Ne pleure pas : nous sommes jeunes, nous nous aimons et nous sommes vivants. Sarang-hé, Sar-ha. C’est ma vengeance. "
Après un baiser sur son front, devant la caméra, je saisis le micro.
"Sarah, je l’aime (Sarah-nen, sarang-hé).
-Na-doo. (Moi aussi. )A-t-elle ajouté.
On ne se séparera pas !
-Dé ! (oui, exact)
-On est en couple.
-Dé !
Je montre nos alliances à la caméra.
Et on va se marier.
-Dé ! Dé ? (oui! hein ?) Surprise, Sarah se tourne précipitamment vers moi, yeux écarquillés soulevant son pansement à l'arcade sourcilière.
Étonnement général.
-An-i (non)!
-Tu as dit que tu ne me quitterais pas.
-Dé ! Mais je n’ai pas dit qu’on se marierait ! C’est contre ma religion.
Je rends le micro à Park Ha Jun et j'entraine Sarah derrière une des caméras pour continuer cette conversation. Cette fois, ça ne concerne que nous.
-Tu t’es bien mariée avec Sacha !
-Dé ! Mais c’était pour qu’il acquiert la nationalité française et qu’on reste ensemble en France ! Il était russe ! Mais maintenant, je suis célibataire !
-Non ! Tu es veuve !
Et compte tenu des circonstances, je veux devenir français moi aussi !"
-Le mariage n’est qu’une chaîne destinée à asservir les femmes. Je ne veux pas être une femme mariée ! Surtout en Corée !
-Mais on vivra en France ! Moi je pense que notre mariage montrerait qu’on est ensemble, qu'on est là l'un pour l'autre.
-Une humiliation de plus oui ! Perdre sa liberté au nom de son amour ? C’est le mieux que tu aies trouvé ? Tu en es sûr ? Se marier et rester avec toi ou bien te quitter et rester libre... Ce n’est pas un choix ça ! Malgré tout l’amour que je te porte, je trouve ça injuste ! Et j’ai une autre option : rester libre, avec toi ! Juste en couple.
À l'écran, Park Ha Jun ne savait plus quoi dire: tout partait de travers dans cette émission, nous nous étions cachés derrière la caméra, mais on nous entendait toujours... Et le réalisateur ne voulait pas couper, trop heureux de voir l'audimat grimper en flèche. Les Ekpè2 s'étaient rassis et écoutaient notre dispute sourires aux lèvres. De temps en temps, ils se penchaient vers leurs voisins pour chuchoter un commentaire.
Finalement, c’est Léon Bosson qui a dénoué la situation :
"Eh ben! quelle promo pour l'émission! Bon, puisque vous avez clairement exprimé votre statut de couple, que vous n’avez pas l’intention de vous séparer, pas besoin de paperasse pour que tout le monde l’accepte ! On va faire une grande fête en direct sur ma chaine web ! Pour les fans! C’est tout! Plus personne ne remettra votre couple en question. Ça vous va?
-Alors là, je veux bien! On considèrera ça comme un non-mariage. Ça se fait dans la famille.
-Donc, rendez-vous dans trois jours sur ma chaîne pour le non-mariage de Seug-Chul et Sarah. Avis aux fans de Seung-Chul !
Sarah a émis un ferme : "Ah ! Tu vois !"
J’avoue qu’à ce moment, pétri de mon éducation, l’idée du mariage m’avait vraiment séduit. L’espace d’un instant, j’ai vraiment été déçu qu’elle refuse. Voire en colère. Mais j’ai vu sa joue, son arcade sourcilière, j’ai touché son dos bardé de cicatrices.
-"Si ça suffit pour arrêter les agressions, ça me va. Du moment qu’on reste ensemble. Répond Sarah de notre cachette. Puis elle se tourne vers moi et chuchote: Merde! Ils ont tout entendu!
Rire général. J'entraine alors ma reine vers le plateau où nous nous rassoyons.
Je tape dans la main de Léon en souriant, parce que en effet, la situation est cocasse.
-Khol ! (marché conclu) !"
Les spectateurs dans la salle se sont mis à manifester leur enthousiasme et à applaudir. Park Ha-Jun, le présentateur, a enfin retrouvé le sourire... et la parole. La situation se débloquait. Il a donc proposé de visionner la bande annonce de l’Ekpè2, pour conclure, parce qu'avant tout, c'était le but de l'émission.
" N'empêche qu'ils ont encore fait parler d'eux, comme si nous n'existions pas!" S'est plaint doucement Christian en passant devant moi.
À la fin de la séance, nous nous sommes tous levés, Sarah de nouveau prête à m’épauler dans ma marche. Qui de nous deux a raccompagné l’autre? Disons que nous nous sommes soutenus mutuellement, en symbiose, comme d’habitude. Ha-Jun nous a rejoints dans l’atelier collectif d’habillage et de maquillage un peu plus tard. Il était accompagné de deux policiers chargés de trouver le coupable. Bien-sûr, la police scientifique était déjà dans notre loge à la recherche d’indices.
Après notre déposition, Park Ha-Jun remarque qu’il serait temps d’aller à l’hôpital. La réponse de Sarah est surprenante :
"Ce ne sont pas des coups de cutter. Les entailles ne sont pas profondes. J’aurai une belle cicatrice, mais ça se soignera tout seul sans recoudre. "
Comme il insistait, elle a ajouté nonchalamment :
"Écoutez, j’ai connu pire! Vous voulez voir les cicatrices de fouet dans mon dos?
Park Ha-Jun s’est figé le temps d’un éclair. Il était visiblement interloqué. On sentait qu’il se demandait ce qu’elle racontait. Alors Sarah a découvert légèrement son épaule, où on voyait clairement le début d’une cicatrice.
-Vous n’en verrez pas plus... Sinon Seung-Chul va râler. Gil Ra-Im, mon escorte personnelle, dit-elle en passant son bras sur l'épaule de la jeune cascadeuse-amazone, va me faire un joli pansement sur la joue et on va aller boire quelque part où je ne crains rien. "
Elle semblait enjouée et calme, mais elle parlait lentement et d’une voix sourde que je ne lui connaissais pas. Je me suis toujours demandé où elle trouvait autant de force.
Fondu au noir.
Petit restaurant de grillades de porc recommandé par Ra-Im. (clin d'œil au drama "Secret garden")
Nos cascadeuses-garde du corps sont entrées les premières pour une inspection. Elles ont déplacé quelques tables pour que la vingtaine d’Ekpè2 que nous étions reste ensemble. Au début du repas, Sarah semblait si fatiguée... J’étais si abattu que nous n’entendions que les conversations timides des tables d’à côté. Quand les commandes sont arrivées, Park Ha-Jun, le présentateur, a servi un verre de soju à ma reine guerrière, qui l’a remercié, m’a tendu le verre et lui a pris la bouteille des mains pour la vider d’une traite, défiant les règles de bienséance coréennes.
Demi-sourire, clin d’œil à Ha-Jun.
"Ah ! Ça fait du bien ! "
Exclamations de plaisir des français.
"Ah ! Voilà notre Sarah !
-Là je te reconnais (sa sœur).
-Tu es la meilleure ! "
Sarah sert un autre verre au présentateur, se lève et porte un toast :
"살아! (Sar-Ha) Nous sommes vivants ! "
Fondu au noir.
Soirée du non-mariage, ambassade de France, même salle de réception qu’au début.
Sarah : magnifique tenue H&A, dessinée par sa mère. Tunique en lycra blanc semé de grosses roses en camayeux de bleu, sans manche, mettant la puissance de ses épaules en valeur, col montant. Legging long, blanc, laissant deviner le galbe puissant de ses longues jambes. Pour cet évènement, Sarah a teint son pansement à la joue en noir. Elle ne voulait aucune trace de violence qui puisse gâcher ce moment de joie.
Moi : Chemise jaune paille sous une délicate dentelle de fleurs jaune d’or, à manches très courtes. Pour rappeler la soirée de notre rencontre, je portais un gilet de serveur dos-nu en satin mordoré. Mon pantalon coupe droite était de la même matière que le gilet. Agatha (la mère de Sarah) avait suivi les idées de ma compagne qui voulait que tous admirent je cite : " La beauté de ses bras, de ses épaules et de ses cuisses musclées... La beauté du reste, c’est pour moi... "
Je soupçonne encore Agatha de s’être servi de nous comme modèles gratuits pour ses créations. Quoi qu’il en soit, nous étions splendides ! Malgré sa contrariété, Sarah me regardait béatement et ne pouvait s’empêcher de me sourire quand nos regards se croisaient. Ce demi-sourire qu’elle a conservé même après la cicatrisation de sa joue et qui ajoutait à son charme. Nous nous dévorions des yeux, même si les siens lançaient parfois des éclairs... Trop de gens nous félicitaient pour notre mariage. Nos jambières à scratchs étaient d’un blanc immaculé et offraient à mes oreilles la douce musique de nos jambes qui se collaient, se séparaient, au rythme de nos besoins. La musique de notre couple. Je n'avais plus vraiment besoin d'aide pour marcher, mais Sarah insistait pour que ma jambe se remuscle en évitant le déhanchement des débuts. Pour moi, c'était le symbole de notre symbiose.
Les parents de Sarah étaient venus avec Mika, son fils, pour l’occasion et il ne leur a pas fallu longtemps pour se lier d’amitié avec les miens. Dans cette foule de gens inconnus et de stars, ils s’étaient isolés tous les quatre et parlaient de leur mieux en anglais. Mika, le fils de Sarah s’était joint à eux, il servait d’interprète de temps en temps. Heureux, j’ai balayé du regard la salle de réception. J’étais sur un petit nuage : Sarah et moi étions des amants magnifiques, elle était officiellement ma compagne, j’étais entouré de tous les gens que j’aimais et qui nous aimaient et tout le monde était joyeux. C’était la fête. Sauf pour les cinq amazones, discrètes, toujours près de Sarah, vigilantes.
Au moment où le dessert est arrivé, j’ai bien cru que la fête s’arrêterait là. Je me tenais derrière Sarah, ma main droite sur la sienne pour couper le magnifique gâteau, mais ma main gauche s'est mise à caresser tendrement sa hanche, pour la calmer. Car je la sentais prête à exploser. Elle a regardé longuement le gâteau, le visage pincé, les yeux lançant des éclairs. J’étais très inquiet. Petit bisou dans le cou pour la calmer... Enfin... J’espérais. Elle a tourné la tête vers moi et m’a souri. C’était plus une grimace menaçante qu’un sourire d’ailleurs. Elle a reporté son attention sur le gâteau et a délicatement, posément, lentement retiré les deux figurines de mariés qui trônaient au sommet de la pièce montée. Toujours souriante, elle a murmuré que c’était un non-mariage. Elle souriait, mais je sentais la rage bouillir dans ses paroles. J’avoue qu’à ce moment j’ai eu mal : elle avait déjà été mariée, elle. Et moi, si je voulais rester avec elle, je ne le serais jamais. Et c’était important pour moi. J’ai écarté rapidement ce sentiment d’injustice pour plonger mes lèvres sur sa nuque, la serrer dans mes bras et chuchoter ce que je ressentais vraiment :
" Je t’aime à en crever. "
Gagné !
La crise était passée. Elle s’est tournée pour un tendre baiser que j’ai fait durer sous les encouragements des autres.
Le dessert fini, le bal a continué. Ayant abandonné les jambières, Sarah et moi prenions un infini plaisir à parfaire l’harmonie naturelle de nos mouvements dans la danse, même si ma jambe ne me permettait pas encore une dans e fluide. La jouissance de nos évolutions, de nos corps qui se frôlaient, se caressaient, se séparaient, s’éloignaient pour se coller de nouveau. C’était magique.
C’est au cœur d’un tango diablement sensuel que j’ai été fortement bousculé par derrière. Par qui ? Ayant encore un équilibre fragile avec mes deux jambes, j’ai pesé de tout mon poids sur Sarah qui se tenait de dos contre moi. Elle s’est arcboutée pour contenir ma chute mais peine perdue : son aine a percuté violemment l’angle de la table du buffet, la laissant pliée en deux, le souffle coupé. Le choc a renversé quelques verres à pieds. Certains se sont brisés au sol. Deux personnes ont abandonné leur coupe pour nous aider à nous redresser. Ma joyeuse compagne avait mal mais voulait absolument terminer notre tango. Alors, nous sommes retournés danser.
Au cours d’une passe où je la tenais serrée, dos contre moi, une main sur sa hanche, la sensation d’un liquide chaud qui suintait sur sa robe m’a alerté. J’ai nonchalamment embrassé sa nuque pour jeter un coup d’œil discret. Une fleur rouge s’étalait sur son ventre, à gauche, au-dessus de l’aine. Ne voulant pas l’inquiéter, je l’ai reprise face à moi et en quelques pas de valse rapide, je l’ai dirigée vers la sortie. Commençant par protester et tenter de se dégager, elle s’est laissé conduire de plus en plus mollement.
La porte franchie, j’ai laissé Sarah s’écrouler dans les bras de Ra-Im, surprise, qui me suivait avec les quatre autres. Elle l’a allongée sur le sofa du petit salon et comme mes jambes ne me tenaient plus, Min-Ha, une autre "amazone" (c'est ainsi que Sarah nommait nos gardes du corps du SMSC) m’a aidé à m’agenouiller près de ma reine. Son visage était gris. Elle tenait son ventre si fermement que j’ai dû user de force pour écarter sa main poisseuse. Elle m’a regardé de ses yeux embués par la douleur et a remarqué dans un demi-sourire: "C’est toi qui m’aimes à en crever. Alors pourquoi c'est moi qui crève? "
Fondu au noir.
Dans la salle de réception, Min-Ha va trouver Maguy-Shi et lui glisse quelques mots à l’oreille. Maguy perd aussitôt son sourire. Elle se dirige à son tour vers Mika, toujours en conversation avec les parents. Elle s’excuse de leur enlever leur traducteur, mais on a besoin de lui plus loin. Elle le saisit par le bras et le presse vers la sortie. Ils posent leur verre au passage sur le buffet. En conversation avec Ji-Sang, l'acteur préféré de Sarah après moi, (l'ai-je déjà précisé?) Sé-Wi les regarde sortir. Un sourire énigmatique se dessine sur ses lèvres, mais elle se ressaisit très vite et baisse les yeux au sol, dans une attitude faussement timide, et continue sa conversation.
Quand Maguy-Shi entre dans le petit salon, suivie de Mika, elle pousse un cri de surprise puis un autre, d’inquiétude. Mika se précipite au chevet de sa mère. Maguy sort son téléphone de la poche intérieur de sa robe moulante. (encore une invention d’Agatha.)
"N’appelez pas d’ambulance ! Ce n’est pas le moment de faire la une ! C’était un accident, n’en faisons pas encore un incident diplomatique ! On va l’emmener nous-même à l’hôpital.
Mika se tourne vers elle, furieux :
-Maman saigne et tu penses au scandale possible ? Mais quel genre de sœur es-tu ?
-Ne la gronde pas. Elle me connait bien et elle a raison : je suis consciente, je parle... Sarah se redresse un peu avec une grimace. Et je peux même plaisanter. Y’a pas d’urgence. Ajoute-t-elle avec un clin d’œil, juste avant une autre grimace. Vous allez discrètement m’emmener à l’hôpital, c’est tout.
Mika se tourne alors vers moi avec un regard furieux.
-Quant à toi Seung-Chul, j'espère vraiment que tu vaux toute cette peine!
-Ne t'en prends pas à lui! Il ne m'a rien fait.
Sur ces paroles, elle a tenté de se lever doucement. Un long gémissement s’est échappé de ses lèvres. Elle est retombée lourdement sur le canapé. Du sang suintait plus fort entre ses doigts crispés sur la blessure. C’était visiblement plus grave qu’un coup contre un coin de table. Nous avons écarté la main pour évaluer la blessure, il y avait trop de sang. Alors, nous avons pratiqué un trou dans le tissu de la tunique... avec le couteau suisse qu’elle gardait dans une poche de son legging et qu’elle nous a tendu dans un demi-sourire. Ce n’était pas une égratignure mais un trou qui semblait profond et sanguinolant, où dépassaient des restes d’un pied de verre en cristal. Il était hors de question de déplacer Sarah. Cette fois, Maguy-Shi est devenue blême. Sa sœur venait de s’évanouir. Les doigts tremblants, elle a composé un numéro sur son portable, tout en me disant : "Si vous voulez vivre sans histoires avec Sarah, faites-moi confiance. Moi aussi, je l’aime, je ne veux que son bonheur."
Là-dessus, elle s’est mise à parler en français au téléphone, haussant parfois la voix d’un ton pressant. Après avoir raccroché, elle a ordonné aux amazones de porter Sarah et nous a guidés dans une chambre à l’étage. Elle nous a enjoint d’attendre la chirurgienne qui allait arriver très vite, puis est retournée dans la salle de réception pour expliquer notre absence comme l’escapade romantique de deux jeunes non-mariés.
Quand la chirurgienne est arrivée, elle n’a pas perdu de temps : gants latex pour tous. Elle nous a demandé de l’assister. Elle a pratiqué une anesthésie locale, a ôté les petits et gros bouts de verre, a désinfecté la plaie, puis l’a recousue avec grâce et maîtrise. Heureusement, nous a-t-elle dit, la plaie n’était pas trop profonde. Le verre s’était brisé franchement, laissant des débris assez gros pour être repérés. Sarah a été la première à remercier la praticienne.
J’ai reconduit tout le monde à la porte de la chambre, ordonnant à toutes de laisser à Sarah le temps de se reposer pendant que je la veillerais. Nous avons convenu de ne rien dire à personne, pas même à nos parents, le temps que Sarah sache ce qu’elle voulait faire. Les amazones avaient le droit d’enquêter discrètement sur ce qui s’était passé, mais pas de prendre la moindre initiative.
Fondu au noir.
Allongés l’un près de l’autre, plus tard, nous observions le plafond beige sans penser à rien, main dans la main. La chirurgienne avait donné un léger sédatif à Sarah, de sorte qu’elle ne souffrait que lorsqu’elle tentait de changer de position. Nous étions profondément silencieux. Quand elle a brisé ce silence cotonneux, c’est pour se mettre à réciter les paroles d’"un goût sur tes lèvre" de Goldman, son chanteur favori.
"Combien de peurs avant de supplier ?
De désillusion avant de quitter? "
Je me suis tourné vers elle, lentement, caressant son visage, dégageant son front des mèches de cheveux. J’étais abattu, je souffrais de sa douleur, de ce funeste destin qui semblait nous... LA poursuivre. Et j’avais peur du lendemain.
Fondu au noir.
Dans la salle de réception, c’est la fête. Tout le monde danse sur le refrain d’un goût sur tes lèvres.
Fondu au noir.
Retour dans la chambre. Les 2S toujours allongés regardant le plafond. On entend la fin de la chanson en sourdine, puis le silence.
Je comprenais le sens de ces paroles. Aurait-elle le courage de rester avec moi? Après-tout, ce n’était qu’un non-mariage... Était-ce vraiment la fin de notre histoire ? J’étais submergé de peur et de chagrin.
Début de la chanson : « serre-moi fort » (Goldman)
Mes sanglots muets faisaient tressauter le lit. Si bien que Sarah a tourné la tête vers moi, m’a regardé longuement en souriant d’un air las. Sa main droite s’est posé sur ma joue. Douce caresse, comme une promesse. Une larme a coulé sur sa joue. Elle a reposé son bras et son regard s’est de nouveau porté sur le plafond. Je me suis blotti contre elle, repoussant ma tristesse et mon angoisse. Je ne voulais que notre chaleur. Je voulais l’oubli. Juste un peu de chaleur. De SA chaleur.
La chansons'éteint doucement.
Fondu enchaîné : même image, mais de jour.
Il était tard quand je me suis réveillé au matin, sorti du sommeil par les rayons du soleil qui entraient à flot dans cette chambre d’ambassade. Un petit déjeuner nous attendait sur un guéridon, près de l’entrée. J’étais encore pelotonné contre Sarah. Elle serrait ma main, doigts entrelacés, et promenait ma paume sur ses lèvres, les yeux toujours fixés au plafond. Cette fois, c’est elle qui pleurait doucement. La peur m’a de nouveau saisi.
" Tu souffres ? Tu as mal ? "
Ce n’était pas la question que je voulais poser, mais l’autre ne passait pas. Je craignais bien trop la réponse. Elle a lâché ma main pour caresser mon visage, ses doigts ont parcouru mon profil, comme pour garder ce souvenir. Il n’y avait plus de papillons dans mon ventre. Ils avaient fait place à un gros bloc de béton, froid et sec. Je n’ai pas pu retenir les mots qui me torturaient :
" Ne pars pas ! Reste avec moi. "
Pas de réponse. Un long regard plein d’amour, sa peau veloutée sur ma joue. Elle a fermé les yeux sur un soupir douloureux. Sa respiration s’est ralentie, devenue plus profonde. Elle s’était rendormie. Je suis resté contre elle, à caresser son visage, ses bras, puis je me suis rendormi à mon tour. Ma dernière pensée avant de sombrer : "c’est peut-être la dernière fois qu’on dort ensemble. "
Refrain de la chanson : « serre-moi fort » (Goldman)